T i b u l l e
É l é g i e s
Livre I




Tibulle, Élégies, I, 5, 49-76

Sanguineas edat illa dapes atque ore cruento
tristia cum multo pocula felle bibat;
hanc volitent animae circum sua fata querentes
semper, et e tectis strix violenta canat;
ipsa fame stimulante furens herbasque sepulcris
quaerat et a saevis ossa relicta lupis,
currat et inguinibus nudis ululetque per urbes,
post agat e triviis aspera turba canum.
Eveniet; dat signa deus; sunt numina amanti,
saevit et injusta lege relicta Venus.
At tu quam primum sagae praecepta rapacis
desere: nam donis vincitur omnis amor.
Pauper erit praesto semper, te pauper adibit
primus et in tenero fixus erit latere;
pauper in angusto fidus comes agmine turbae
subicietque manus efficietque viam;
pauper ad occultos furtim deducet amicos
vinclaque de niveo detrahet ipse pede.
Heu! canimus frustra nec verbis victa patescit
janua sed plena est percutienda manu.

Traduction

[Quant à l'amant riche qu'elle a maintenant, c'est une entremetteuse rouée qui a causé ma perte.] Qu'elle se repaisse, celle-là, de chairs saignantes et que sa bouche ensanglantée vide des coupes amères remplies de fiel; qu'autour d'elle voltigent des ombres déplorant leur destinée sans cesse et que, du haut des toits, la strige sinistre chante; qu'elle-même, excitée par la faim, furieuse, elle cherche sur les tombeaux des herbes et les ossements laissés par les loups cruels; qu'elle coure, le ventre nu, en hurlant par les villes, ayant à ses trousses la meute farouche des chiens des carrefours. Je serai exaucé, un dieu le manifeste: il est des divinités pour l'amant; Vénus sévit contre la perfidie des trahisons.
Mais toi, hâte-toi de renoncer aux conseils d'une sorcière rapace les présents étouffent tout amour. Un amant pauvre sera toujours prêt à rendre service, il sera le premier à aller à toi et restera tendrement attaché à ton côté, un amant pauvre, compagnon fidèle dans les rangs pressés de la foule, te prêtera son bras et te fera un chemin; un amant pauvre te conduira secrètement chez tes amis réunis en cachette et détachera lui-même les liens qui serrent un pied blanc comme la neige.
Hélas! mes chants sont vains et sourde à mes paroles la porte ne s'ouvre point; c'est la main pleine qu'il faut y frapper.



C O M M E N T A I R E

Introduction:

a) Les élégies de Tibulle, composées à l'époque augustéenne, expriment en distiques élégiaques les tourments d'un amour malheureux, et permettent, en particulier, de reconstituer le "roman de Délie".
b) La cinquième élégie se situe après la trahison de Délie, qui a été infidèle au poète. Le lecteur y trouve des imprécations contre ceux que Tibulle rend responsables de son malheur (l'entremetteuse, l'amant) mais il est également intéressant de considérer le poème comme une tentative désespérée de séduction.
c) Notre lecture sera tout d'abord attentive à certaines caractéristiques de l'énonciation, puis soulignera le lien qui existe entre la condamnation de l'argent et la volonté de séduire.


I. La composition du passage:

1. Réflexion sur l'énonciation:
L'extrait que nous commentons se scinde aisément en trois parties, déterminées par leur destinataire: les malédictions du début ("Qu'elle se repaisse de chairs saignantes") peuvent être interprétées comme une prière adressée à Vénus; les conseils qui suivent ("Hâte-toi de renoncer…") sont destinées à Délie, tandis que la plainte finale ("Hélas! mes chants sont vains…") sont une confidence que le poète se fait à lui-même autant qu'au lecteur.
Quel que soit le destinataire, cependant, nous sentons, en permanence, la même volonté de dire son amour à Délie, en jouant sur ses sentiments et en faisant appel à sa raison.
a) Les imprécations s'adressent, comme il est naturel, à une divinité chargée de les accomplir. Ce destinataire est nommé à la fin du passage; après le vague "numina", ("puissances divines") le lecteur découvre Vénus, capable de sévir ("saevit", au présent de vérité générale, fait de cet aspect un attribut permanent de la déesse, soucieuse de punir les trahisons amoureuses). La détestation et la passion sont ainsi étroitement mêlées, et le premier de ces sentiments n'est que l'expression du second, qui est implicite.
La haine féroce pour l'entremetteuse, qui s'exprime dans des visions hallucinées, mêlant les champs lexicaux du sang, de la sauvagerie, du surnaturel ("Qu'elle se repaisse, celle-là, de chairs saignantes et que sa bouche ensanglantée vide des coupes amères remplies de fiel; qu'autour d'elle voltigent des ombres…") est à la mesure de l'amour de Tibulle.
b) Au début d'un vers, "At tu" (Mais toi…") marque une rupture: Tibulle se tourne vers Délie elle-même, qu'il présente comme une victime de l'influence pernicieuse de l'entremetteuse, en lui demandant de "renoncer aux conseils d'une sorcière rapace". Ainsi, Délie ne serait pas entièrement responsable, elle a été pervertie. La présentation des faits est flatteuse pour Délie, qui est sûre d'être pardonnée si elle accepte d'oublier son nouvel amant; elle permet aussi au poète de conserver sa fierté, et ses illusions sur Délie, qu'il vaut mieux voir faible que vénale.
La suite du poème donne à la jeune femme d'excellentes raisons pour préférer Tibulle à son rival, pourtant bien plus riche. Le passage developpe une sorte d'éloge paradoxal de la pauvreté, dont le thème est annoncé dès le début: "Un amant pauvre sera toujours prêt à rendre service, il sera le premier à aller à toi…"
Tibulle se présente donc à la troisième personne, en se rangeant dans la catégorie des "amants pauvres", les seuls qui puissent rendre tant de services à leur maîtresse. Les verbes au futur exposent le rêve de Tibulle, en le présentant comme une tentation pour Délie: "Aime-moi, tu en tireras toutes sortes de satisfactions…", lui dit-il en substance. Cependant ces phrases qui visent à séduire Délie ne laissent aucune illusion sur le caractère de cette femme: ce qu'elle cherche dans l'amour d'un homme, ce sont les avantages qu'il peut lui procurer, et Tibulle en est parfaitement conscient, puisqu'il expose ceux qu'elle peut attendre de lui! L'amour s'inscrit alors dans la recherche de l'utile et du profitable, ce qui est tragiquement lucide, en ce qui concerne la personnalité de Délie. Le poète ne prétend plus alors être aimé d'une manière désintéressée, il accepte et recherche une soumission qui le transformerait en esclave: le renoncement de Tibulle à sa fierté est aussi un signe de passion.


c) Mais tout cela est inutile, "canimus frustra", "mes chants sont vains", reconnaît Tibulle avec amertume et lucidité. L'échec ne faisait d'ailleurs pas de doute, et le passage au présent ("La porte ne s'ouvre point; c'est la main pleine qu'il faut y frapper") installe Tibulle dans une vérité permanente, qui est celle du caractère de Délie. (En fait, le présent est assez subtil: on pourrait l'interpréter tout d'abord comme un présent de narration, nous faisant assister "en direct" aux tentatives de Tibulle, mais l'amertume du ton nous fait pencher ensuite pour le présent de vérité générale).

2. La perversion d'une prière à Vénus répond à la perversion de Délie.
Les malédictions inscrites sur les "tablettes de défixion" (des lames de plomb glissées dans les tombeaux) étaient normalement adressées aux divinités infernales. Si le poète s'adresse à Vénus, c'est pour souligner la trahison de Délie, qui s'est abaissée, dégradée, d'une manière révoltante. Que Vénus elle aussi se transforme d'une manière analogue!

3. Parallélisme et antithèse: Les souffrances de l'entremetteuse s'opposent au bonheur de Délie.
Qu'il s'agisse du subjonctif des malédictions ou du futur dans le rêve de Tibulle, le poète se projette dans l'avenir, et utilise l'antithèse pour mieux opposer le cauchemar au rêve - tous deux destinés à le combler, par la vengeance et par l'amour satisfait.
L'entremetteuse deviendra un vampire soumis à des passions dégradantes et poursuivi par des chiens.
Délie sera escortée par un amant devenu son esclave, qui pourra lui donner l'illusion d'être une grande dame, détentrice d'une autorité sans bornes.

II. La condamnation de l'argent:

1. Par une vérité philosophique:
"Les présents étouffent tout amour" ("donis vincitur omnis amor"). Les cadeaux achètent la femme aimée; cette dernière est alors dégradée et devient une esclave. Tibulle a une autre conception de l'amour... et de la femme idéale. Le plaidoyer pro domo semble admirable. On pourrait cependant faire une objection au poète: les services qu'il se dit prêt à rendre, les poèmes eux-mêmes, ne sont-ils pas d'autres formes de "cadeaux"? Peut-être, dirait Tibulle, mais il ne s'agit pas d'argent!
2. Par les symboles qui traduisent la réalité profonde, la vérité du "métier" de l'entremetteuse.
Sous nos yeux l'entremetteuse se transforme en Harpie, en bête de proie, en animal fabuleux. On peut hésiter entre deux interprétations, d'une part la véritable métamorphose et d'autre part la folie qui frapperait la coupable, et la conduirait à se comporter d'une manière ignoble, entourée de chimères entièrement imaginaires. Le premier distique évoque une scène de vampirisme, les adjectifs "sanguineas" ("saignantes") et "cruento" ("ensanglantée") se répondent: nous assistons à l'horrible festin de la goule. Les actions les plus simples, manger et boire ("edat" et "bibat"), sont totalement perverties; "tristia", qui qualifie "pocula", les "coupes", peut être compris dans un sens factitif: la boisson amère serait à la fois répugnante, pour celui qui la voit, et désolante (elle "rend triste") pour celle qui l'absorbe.
Ce châtiment est en fait une transposition de l'avidité de cette femme, c'est une façon pour Tibulle de décrire, en la transposant dans l'horreur mythologique, l'auri sacra fames, la "détestable soif de l'or" (Virgile, Énéide, III, 57). Les tourments de l'entremetteuse sont présentés comme une punition: persécutée par ceux dont elle a précipité la mort, elle est poursuivie par les ombres qui rappellent ses méfaits, et se plaignent éternellement de leur sort ("sua fata querentes semper").
La sorcière se transforme elle-même en loup qui "ulule à travers les villes" ("ululet per urbes") et ses cris se confondent avec ceux d'une meute acharnée de chiens ("aspera turba canum"), qui la poursuivent sans trève. Impudique, elle découvrira son "ventre nu" ("inguinibus nudis"), symbole de son triste métier.


3. Par les mérites de la pauvreté… qui transforme le poète en esclave, alors que Délie sera considérée comme une esclave par l'homme qui l'a achetée.
N.B.: Nous empruntons le paragraphe suivant au commentaire d'Annette Flobert, figurant dans le Guide pédagogique consacré aux Elégies de Tibulle, publié par les éditions Hatier - Les Belles Lettres:
"La principale qualité du pauvre est d'être toujours là, "praesto" (notez la place de "semper"). Cette présence continuelle est soulignée par l'anaphore de "pauper", vers 61 (x 2), 63, 65. Son dévouement est sans limites: à la maison, dans la rue, au milieu de la foule, et même, paradoxalement, dans les parties fines ("ad occultos amicos")! Ses qualités apparaissent dans les adjectifs ou les adverbes qui dessinent et caractérisent son attitude: "primus" traduit son empressement, sa courtoisie; "fidus" ("comes"), son attachement; "in tenero fixus erit latere" peut se comprendre de différentes façons: " c'est l'attitude de l'amant empressé qui ne quitte pas d'une semelle celle qu'il aime " (J. André, note), on peut y voir aussi l'attitude héroïque, chevaleresque d'un garde du corps. Au vers 65, l'adverbe "furtim" (cf. "ad occultos") témoigne en faveur de sa discrétion; même les services qu'on attend d'un esclave, "vincla detrahet", ne le rebutent pas; "de niveo pede" est le témoignage (muet) de son admiration et, pourquoi pas, sa récompense."

Conclusion:
Le lecteur moderne sera peut-être séduit par des malédictions d'allure shakespearienne, qui le feront étrangement rêver… Le contemporain de Tibulle était sans doute surtout sensible à des formules qui transposaient, d'une manière très littéraire, les "tablettes d'exécration", et à la transformation du poète en esclave consentant; c'était là une double transgression des "valeurs officielles", commise au nom de la valeur suprême , l'amour, la passion…
Ces variations sur le thème du dépit nous invitent à nous demander si Délie a lu le poème, et s'il a pu avoir un effet. Sommes-nous en présence d'une passion violente, capable de toutes les outrances du romantisme, ou d'un simple jeu littéraire? Délie, après tout, n'a peut-être jamais réeelement existé! Le texte, en tout cas, nous reste, comme preuve de l'habileté de Tibulle à jouer avec les lieux communs (les malédictions, l'amant dévoué…) pour les mettre au service d'un audacieux renversement des valeurs: Au nom de l'amour, on peut tout dire, et donc tout faire…



Page d'accueil
Élégie II
Élégie III
Élégie X