T i b u l l e
É l é g i e s
Livre I




Tibulle, Élégies, I, 3, 35-56

Quam bene Saturno vivebant rege, priusquam
tellus in longas est patefacta vias!
Nondum caeruleas pinus contempserat undas,
effusum ventis praebueratque sinum,
nec vagus ignotis repetens compendia terris
presserat externa navita merce ratem.
Illo non validus subiit juga tempore taurus,
non domito frenos ore momordit equus,
non domus ulla fores habuit, non fixus in agris
qui regeret certis finibus arva, lapis;
ipsae mella dabant quercus, ultroque ferebant
obvia securis ubera lactis oves.
Non acies, non ira fuit, non bella, nec ensem
immiti saevus duxerat arte faber.
Nunc Joue sub domino caedes et vulnera semper,
nunc mare, nunc leti mille repente viae.
Parce, pater: timidum non me perjuria terrent,
non dicta in sanctos impia verba deos.
Quod si fatales jam nunc explevimus annos,
fac lapis inscriptis stet super ossa notis:
HIC IACET IMMITI CONSVMPTVS MORTE TIBVLLVS,
MESSALLAM TERRA DVM SEQVITVRQVE MARI.

Traduction

Qu'on vivait heureux sous le règne de Saturne, avant le temps où de longues routes se sont ouvertes sur la terre! Le pin n'avait pas encore bravé les ondes azurées ni présenté aux vents le gonflement de la voile déployée; errant à la poursuite du gain en des terres inconnues, un nautonier n'avait pas encore chargé son vaisseau de marchandises étrangères. Ce temps-là n'a pas vu le taureau vigoureux subir le joug, le cheval mordre le frein de sa mâchoire domptée; les maisons n'avaient point de porte, on n'enfonçait pas de pierre dans les champs pour marquer exactement les limites des propriétés. D'eux-mêmes les chênes donnaient du miel, et spontanément les brebis venaient offrir le lait de leurs mamelles aux hommes qui n'avaient pas de souci. Il n'y avait pas d'armée, pas de colère, pas de guerres, et l'art inhumain du forgeron cruel n'avait pas façonné l'épée. Aujourd'hui, sous la domination de Jupiter, ce sont des meurtres et des blessures toujours, aujourd'hui c'est la mer, aujourd'hui mille voies s'ouvrent brusquement qui conduisent à la mort. Épargne-moi, père des dieux! Ma conscience sans reproche n'éprouve pas les terreurs qui suivent les parjures ou les paroles impies prononcées contre la sainteté des dieux. Si j'ai rempli maintenant le nombre fatal de mes années, permets que ces mots soient inscrits sur la pierre qui couvrira mes restes: "Ici repose Tibulle, enlevé par une mort cruelle, tandis qu'il suivait Messalla sur terre et sur mer."


C O M M E N T A I R E

Introduction:

On peut utiliser une introduction rédigée par M. Paul Martin:
Tibulle fait partie de ce qu'on pourrait appeler "la génération d'Actium", comme on dit "la génération de mai 68" ou "la génération de la guerre d'Algérie". Quoi qu'en dise la chanson, il n'est jamais facile d'avoir vingt ans, et encore moins quand cet âge coïncide avec la déchirure de la violence armée, de la guerre civile, de la guerre "sale", où basculent dans l'horreur sanglante et dans le vide des idéologies impuissantes les valeurs de la tradition, sur le respect desquelles les pères avaient bâti leur vie, et qu'ils répètent, dérisoires, à leurs fils effarés.

On peut également recourir à la présentation proposée par Annette Flobert:
L'élégie est adressée à Messalla qui doit se rendre en Orient. Tibulle fait partie de l'état-major mais n'exerce aucun commandement militaire. Dans cette période de troubles, le départ a dû être décidé précipitamment et on peut penser que le poète, qui vient de rencontrer Délie (Première élégie), est parti à contrecœur. Pendant le voyage, il s'arrête malade à Corcyre, et à la peur de mourir en terre étrangère s'ajoute la crainte de ne pas revoir Délie.

Annonce du plan:
L'âge d'or est représenté par le règne de Saturne, opposé à l'âge de fer, inauguré par Jupiter. L'évocation est traditionnelle, mais le poète a mis l'accent sur les éléments en rapport avec sa situation actuelle sans s'interdire de laisser son imagination vagabonder librement.

I. Une évocation de l'âge d'or, vers 35-48:

1. Une nature préservée des souillures que les hommes lui ont ensuite infligées:
La valorisation du passé et la réprobation à l'égard du présent s'expriment tout d'abord par les fréquentes négations, dont la première est "nondum", "pas encore". Dans ces temps anciens, on "vivait bien", justement parce que le progrès n'avait pas souillé la nature. Trois aspects de la civilisation sont évoqués: les voies de communication, associées au commerce qu'elles rendent possible, la domestication des animaux, la propriété enfin.
Ces transformations sont autant de profanations: la terre, par exemple, (le mot employé est d'ailleurs "tellus", plus poétique que "terra", et plus facilement chargé de connotations religieuses) a été "patefacta in longas vias", "ouverte en longues routes", et l'on songe à la brutalité d'un viol. Les navires sont désignés par un pin ("pinus") métonymique, dont la silhouette verticale est plantée sur les "ondes azurées" ("caeruleas undas"), ainsi bafouées et méprisées ("contempserat") par des gens incapables d'admirer la beauté de la mer, puisqu'ils sont animés par un utilitarisme sordide. D'une manière analogue la pierre plantée ("fixuslapis") dans les champs, pour devenir une borne, achève de détruire un paysage idyllique, car les champs sont une dégradation de la nature primitive, qui suffisait pourtant aux besoins des hommes.

2. Une nature maternelle, nourricière: le paradis perdu.
Deux vers seulement présentent, dans des phrases affirmatives, la générosité de la nature:
"ipsae mella dabant quercus, ultroque ferebant
obvia securis ubera lactis oves."
Ainsi donc, "D'eux-mêmes les chênes donnaient du miel, et spontanément les brebis venaient offrir le lait de leurs mamelles aux hommes qui n'avaient pas de souci."
Ce distique figure au centre d'un ensemble négatif, constituant une sorte de diatribe, qui rappelle la multitude des erreurs commises par les hommes: en ce temps-là, toutes sortes d'absurdités et de crimes n'avaient pas encore été commis. Tibulle a placé au cœur de son développement les deux vers cités supra, afin de montrer ce que les hommes ont perdu, faute de savoir se contenter du miel et du lait qu'ils obtenaient pourtant sans le moindre effort. On peut être sensible à la personnification discrète suggérée par les verbes "dabant" ("donnaient") et "ferebant" ("portaient", "offraient").


Dans ce paradis perdu, qui tient du pays de Cocagne, la nature pourvoit aux besoins essentiels des hommes, en leur fournissant une nourriture végétarienne, constituée de lait et de miel, qui peuvent d'ailleurs être de vraies richesses, pour des hommes qui ne connaissent pas les raffinements de la civilisation. On songe évidemment la Terre promise, riche de ses "ruisseaux de lait et de miel", et aux invectives de Sénèque contre le luxe scandaleux de la table, à l'époque de Néron… On remarquera en tout cas que le miel provient miraculeusement des chênes, sans que les abeilles soient mentionnées, peut-être parce qu'elle seraient associées, dans l'esprit du lecteur, à d'inévitables piqûres, ou, à tout le moins, au travail de l'apiculteur.
Si vous souhaitez lire des interprétations modernes du mythe de l'âge d'or, cliquez ici.

3. L'innocence des hommes primitifs: le "bon sauvage" de Rousseau…
Si ces temps heureux ont disparu à jamais, c'est que les hommes n'ont pas su s'en contenter. Il est en effet aisé de découvrir l'origine du malheur présent dans une faute originelle, l'avidité qui explique à la fois l'errance absurde du nautonier ("vagus navita"), qui s'aventure "en des terres inconnues" ("ignotis terris"), à la poursuite d'un gain qui ne comblera jamais sa soif de richesses, les convoitises des voleurs, et les guerres cruelles, dont on sait bien que le goût du butin est le véritable mobile.

Ajoutons au tableau de l'innocence perdue le respect des animaux, qui seront ensuite soumis à une domestication humiliante et cruelle, coupable de les arracher à leur nature première, à leur bonheur, auquel ils avaient droit, à leur liberté, en un mot: pour Tibulle, le taureau ne devrait pas porter le joug (on comprend même, si l'on sait lire l'implicite, qu'il ne devrait pas devenir bœuf…), le cheval ne devrait pas mordre les rênes qui le soumettent à la volonté de l'homme, et le transforment en instrument, au service des déplacements de l'homme, ou des guerres qu'il mène.
Autrefois, donc, les hommes n'étaient pas ainsi… Il faut bien cependant que leur pureté n'ait pas été absolue, pourrait-on faire remarquer à Tibulle: comment l'esprit de lucre pourrait-il germer dans une âme irréprochable? La Bible a le mérite d'offrir plus de cohérence, grâce au péché originel.


II. Le malheur présent est le malheur de Tibulle:

1. Tibulle est soumis à une forme d'esclavage:
L'humanité a connu deux grandes ères, signalées par deux compléments circonstanciels de temps, qui forment en eux-même une antithèse: l'ablatif absolu "Saturno rege" ("sous le règne de Saturne"), vers 35, s'oppose en effet à la formule "Jove sub domino", ("sous la domination de Jupiter") vers 49. Le roi débonnaire, qui se souciait si peu d'exercer une autorité effective que la fête des Saturnales permettait aux Romains d'inverser, comme on le sait, les rapports de domination entre maîtres et esclaves, n'a rien de commun avec Jupiter, qualifié de "dominus", maître incontesté, symbole des rapports hiérarchiques qui s'exercent désormais dans toute la société.
En ce qui le concerne, Tibulle se sent pris au piège de l'autorité militaire, des contraintes sociales, du "devoir" que doit remplir un jeune aristocrate. Les images précédentes du taureau, du cheval, autrefois libres, indomptés, vivant pour eux-mêmes, au gré de leurs instincts, sont autant de symboles de la vie que désirerait Tibulle, et qui est devenue complètement impossible. Devant une réalité doublement douloureuse (la maladie, l'éloignement de Rome et de Délie), la recherche du plaisir ne peut se faire que sur le mode du rêve poétique.

2. La guerre jugée:
On sait que Tibulle a dû s'embarquer pour participer, nolens volens, à une expédition dirigée par Messalla. Les voyages, la mer sont maintenant associés pour lui à l'absurdité tragique de la guerre et deviennent les "routes du trépas" ("viae leti"). Le forgeron lui-même porte sa part de responsabilité dans le malheur que vit le poète: il est qualifié de "cruel" ("saevus") et sont art est "violent" ("immiti arte"). C'est à la triste lumière de son présent que Tibulle juge le passé: L'évocation du paradis perdu est ainsi une façon de dire -et de se dire- que si les hommes avaient continué à se contenter de ce que leur offraient la nature, il ne serait pas à Corfou, malade, menacé par une mort absurde…

Qui est responsable de cette situation? Jupiter? Mais les défauts moraux des hommes sont si complaisamment soulignés que l'on peut se dire qu'ils sont eux-mêmes responsables de leurs malheurs. D'ailleurs, quand Tibulle adresse une prière à Jupiter, il lui demande de l'épargner, puisqu'il n'a commis aucune impiété… N'est-ce pas suggérer que Jupiter a puni les hommes en les faisant vivre selon leurs penchants criminels? L'âge de fer deviendrait alors un châtiment… Mais Tibulle devrait en être exempté!

3. L'épitaphe: Un double sens?
Rappelons l'épitaphe que s'est choisie Tibulle, et qu'il a placée à la fin de son poème, comme pour suggérer que sa mort était maintenant imminente, et que son élégie devient ainsi son double, mort et immuable, couronné par un distique, semblable ainsi à ses cendres surmontées de la stèle qui porteront les mêmes mots.
HIC IACET IMMITI CONSVMPTVS MORTE TIBVLLVS,
MESSALLAM TERRA DVM SEQVITVRQVE MARI.
"Ici repose Tibulle, enlevé par une mort cruelle,
tandis qu'il suivait Messalla sur terre et sur mer."
Le passant ignorant pourra croire avoir devant lui l'épitaphe d'un soldat courageux, victime d'une blessure reçue au combat… Mais le lecteur comprend la force des accusations portées, par-delà la mort, par un jeune homme qui se sent victime d'une société absurde, dont il rejette les valeurs. La "mort cruelle" a frappé un jeune homme qui ne demandait qu'à vivre et qu'à aimer.

Conclusion:
Cette évocation de l'âge d'or reprend un thème traditionnel, certes, mais la poésie de Tibulle va plus loin que la nostalgie larmoyante.
En effet, en utilisant les images que lui offre la mythologie, le poète remet en question la légitimité des guerres de conquête, de ce que l'on appellerait de nos jours l'impérialisme, dont il démonte les ressorts méprisables: l'avidité, la recherche du profit, le désir d'imposer son autorité. Derrière la douleur de l'amoureux qui redoute de mourir loin de Délie se dessine le révolté, qui accuse Rome de faire le malheur du monde.


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