T i b u l l e
É l é g i e s
Livre I




Tibulle, Élégies, I, 2, 45-66

Hanc ego de caelo ducentem sidera vidi,
fluminis haec rapidi carmine vertit iter,
haec cantu finditque solum manesque sepulcris
elicit et tepido devocat ossa rogo;
jam tenet infernas magico stridore catervas,
jam jubet aspersas lacte referre pedem.
Cum libet, haec tristi depellit nubila caelo;
cum libet, aestivo convocat orbe nives.
Sola tenere malas Medeae dicitur herbas,
sola feros Hecatae perdomuisse canes.
Haec mihi composuit cantus, quis fallere posses:
ter cane, ter dictis despue carminibus;
ille nihil poterit de nobis credere cuiquam,
non sibi, si in molli viderit ipse toro.
Tu tamen abstineas aliis: nam cetera cernet
omnia; de me uno sentiet ille nihil.
Quid credam? nempe haec eadem se dixit amores
cantibus aut herbas solvere posse meos,
et me lustravit taedis, et nocte serena
concidit ad magicos hostia pulla deos.
Non ego totus abesset amor, sed mutuus esset
orabam, nec te posse carere velim.

Traduction

[D'ailleurs ton mari ne le croira pas, comme me l'a promis une sorcière véridique à l'aide de la magie.] Cette femme, je l'ai vue de mes yeux attirer les astres du ciel; elle détourne par ses incantations le cours d'un fleuve rapide, sa voix fait s'entrouvrir le sol, sortir les mânes des tombeaux, descendre les ossements du bûcher tiède; tantôt elle retient d'un sifflement magique les cohortes infernales, tantôt, d'une aspersion de lait, elle les fait disparaître. Quand elle veut, elle dissipe les nuages qui attristent le ciel; quand elle veut, elle fait tomber la neige dans un ciel d'été. Elle passe pour être la seule à posséder les herbes malfaisantes de Médée, la seule qui ait dompté les chiens farouches d'Hécate. Cette femme m'a composé des formules d'incantation, à l'aide desquelles tu pourras tromper: dis-les trois fois en mesure, et, les formules débitées, crache trois fois; lui ne pourra rien croire de ce qu'on lui dirait de nous, il n'en croira pas ses yeux, s'il nous voit lui-même dans ta couche voluptueuse. Mais garde-toi de donner tes faveurs à d'autres: il verra tout; il n'y a que moi avec qui il ne s'apercevra de rien. Que croire? cette femme a dit aussi que ses formules et ses herbes avaient le pouvoir d'éteindre ma passion, et elle m'a purifié à la clarté des torches, et par une nuit sereine une victime noire est tombée devant l'autel des dieux de la magie. Non, ce n'est pas la disparition complète de mon amour, c'est mon amour payé de retour que je demandais, et je ne voudrais pas pouvoir me passer de toi.



Pistes de recherche:
I. Les pouvoirs de la sorcière sur l'univers:
Dans un tableau à deux colonnes, faites la liste des pouvoirs de la sorcière, et proposez un commentaire. Sur quelle cosmologie s'appuient les pouvoirs magiques? (Formulation plus simple: Comment le monde est-il conçu?)
Approfondissement culturel: Informez-vous sur le mythe de Jason et Médée.
II. Le poète utilise la sorcière: promesses et menaces.
III. La malédiction de l'amour:
"Ses formules et ses herbes avaient le pouvoir d'éteindre ma passion, et elle m'a purifié"… Comment le poète présente-t-il son amour? Recherchez des "correspondances" entre l'action de la sorcière sur la nature et la transformation qu'elle pourrait opérer sur le poète.


C O M M E N T A I R E


Introduction:
a) Les élégies de Tibulle, composées à l'époque augustéenne, chantent les tourments de l'amour, et notamment dans les pièces qui constituent le "roman de Délie".
b) Il s'agit, dans la deuxième élégie, de convaincre Délie qu'elle doit ouvrir sa porte au poète. Elle n'a rien à redouter de son mari, que les pouvoirs d'une magicienne rendront aveugle…
c) Annonce du plan: Au-delà de l'évocation classique des pouvoirs de la sorcière, qui est devenue un lieu commun littéraire, il faut être sensible à la personnalité tourmentée de Tibulle, qui se révèle dans les rapports qu'il instaure avec les autres personnages mentionnés dans l'élégie. Grâce à une lecture des symboles que l'on peut découvrir derrière la magie il sera enfin possible d'aborder différents aspects d'une passion qui est un tourment proprement surnaturel.


I. Les pouvoirs de la sorcière sur la nature:

1. Les pouvoirs de la sorcière s'exercent sur un univers structuré: au-dessus de la terre, réservée aux hommes, se trouve le ciel, semé d'étoiles; au-dessous s'étend le séjour des morts. Le pouvoir de la sorcière se traduit par une force d'attraction qui brise ce que l'on croyait normalement immuable: les astres quittent le ciel ("de caelo ducentem sidera vidi"), le cours d'un fleuve rapide ("fluminis rapidi") est détourné, les mânes quittent leurs tombeaux ("sepulcris")…

2. Des antithèses soulignent la rupture des normes, en contradiction avec toutes les expériences que les hommes ont éprouvées dans la nature: La neige peut tomber d'un ciel d'été, la simple voix d'une femme ("carmine", "cantu") est plus forte que la puissance d'un fleuve, pourtant représenté, dans l'imaginaire romain, comme un dieu, toujours doté d'un nom masculin. Il est vrai que la parole de la sorcière n'est pas ordinaire, elle est modulée, chantée, et ce rythme musical, auquel on pourrait comparer les charmes de la poésie, éloigne les mots de leur usage normal, dans les conversations ordinaires.
Tibulle se garde bien d'ailleurs de citer la moindre formule: il faut garder un certain mystère, et les "formules d'incantation" ne pourront être révélées à Délie que si celle-ci consent à ouvrir sa porte… Parfois, il est vrai, la parole de la sorcière régresse jusqu'à n'être qu'un sifflement ("magico stridore"); l'antithèse est alors instaurée entre la monstruosité des "troupes infernales" ("infernas catervas"), et leur soumission à une femme, qui les a domestiquées et s'en fait obéir comme d'une meute de chiens.


3. L'énumération des pouvoirs de la sorcière, soumise en apparence à un désordre incohérent, obéit en fait à une structure bien maîtrisée: le premier mouvement commence par les astres du ciel, évoque ensuite un fleuve, puis s'attarde sur le monde des morts. Le deuxième mouvement reprend la même progression, subtilement modifiée, et rapprochée des hommes: à la place des astres, ce sont les nuages qui se soumettent à la volonté de la magicienne, et la troupe anonyme des morts a cédé la place aux figures inquiétantes de Médée et d'Hécate, qui se trouvent dans toutes les mémoires.

II. Le poète et les autres:

1. Un témoin, qui se porte garant de la puissance de la sorcière:
Alors que la pratique de la magie est illégale à Rome - et qu'elle peut être punie de mort - Tibulle écrit "de caelo ducentem sidera vidi…"("Je l'ai vue faire descendre les astres du ciel.") La magicienne, depuis Théocrite, pouvait faire partie des topoï littéraires; cependant, la présence de l'auteur, aux côtés d'une sorcière, représente une de ces transgressions de la morale traditionnelle dont Tibulle est coutumier, et fait basculer la passion amoureuse du côté d'un monde obscur, anormal et réprouvé. Tibulle a-t-il réellement assisté à des séances de magie? A-t-il été victime d'une supercherie, et cru voir les étoiles se matérialiser sur terre, alors qu'elle se reflétaient simplement dans un miroir? La question reste insoluble, et présente finalement moins d'intérêt que l'affirmation du poète, par laquelle il se place aux côtés d'une magicienne complice et dévouée.

2. Une sorcière exceptionnelle:
Tibulle a multiplié les points de vue pour brosser le portrait de la magicienne, dans lequel on reconnaît des aspects traditionnels, constitutifs d'une tradition littéraire, et des éléments exceptionnels.
Le présent de vérité générale expose les pouvoirs exercés sur la nature et sur les morts ("fluminis vertit iter, depellit nubila", "elle détourne le cours d'un fleuve, elle chasse les nuages"…). Une énumération de ce genre se retrouvera par exemple chez Apulée, dans ses Métamorphoses. Le témoignage de Tibulle ("vidi", "j'ai vu"), qui ne porte en fait que sur un point bien précis, le pouvoir exercé sur les astres, vient cependant colorer tout le passage, et lui donne la caution du poète. L'opinion publique, introduite par le verbe au passif "dicitur", "on dit" fait de cette femme l'unique héritière de Médée, seule capable de dompter les chiens d'Hécate: Tibulle s'est donc adressé à une femme signalée par sa réputation dans les milieux troubles qui s'intéressent à la magie.
La dernière partie du passage met en scène le poète, en tête à tête avec la magicienne, qui compose pour lui des formules, et le purifie à la clarté des torches. Tibule introduit ainsi un cycle, dans lequel sa vision personnelle encadre des assertions d'origine indéterminée; cette composition apparaît nettement dans les mots qui désignent la sorcière, et qui sont répétés: au pronom "haec" succède "sola", et l'on revient à "haec", cette femme proche de moi, de nous, que j'ai vue et dont je te parle.

3. Des rapports de forces:
Les pouvoirs sur la nature et sur le monde des morts ne sont au fond évoqués que pour garantir l'efficacité d'une action menée sur les hommes. Cette sorcière toute-puissante est au service du poète ("mihi composuit cantus", "elle m'a composé des formules d'incantation"), et ce dernier propose à Délie de lui transmettre les formules qui rendront son mari aveugle. Par l'intermédiaire de Tibulle, Délie deviendra elle aussi magicienne, soumettant ainsi son époux à ses désirs… et surtout à ceux de Tibulle! Mais Délie elle-même est visée par la magie, puisque le consultant a demandé un amour payé de retour, "amor mutuus". Le véritable objet de la séance de magie est moins de contrôler le mari de Délie que d'obtenir le consentement de la jeune femme, et son amour. Si Délie résiste au poète, si elle lui ferme sa porte, est-ce seulement parce qu'elle craint d'être surprise? Il faut bien plutôt supposer que Tibulle a un rival, qu'il exclut d'une manière presque ridicule des effets de l'incantation ("il n'y a que moi avec qui il ne s'apercevra de rien"), révélant ainsi ce qu'il redoute réellement.

III. Une manière de parler de son amour, et de séduire.

1. Une purification ambiguë:
La sorcière semble avoir pris une curieuse initiative: certaine de pouvoir "solvere amores" ("dissiper les amours"), elle a entrepris une purification ("lustravit") d'un homme manifestement torturé par la passion. L'amour éprouvé par Tibulle est donc une sorte d'envoûtement, semblable à une souillure religieuse, dans ce monde inversé où l'on doit sacrifier une victime de couleur noire. En bon élégiaque, l'amant repousse la perspective d'être délivré de sa souffrance en faisant disparaître son amour: être privé de toi, "te carere", est-ce encore vivre?

2. Une lecture symbolique:
Si les pouvoirs sur la nature sont évoqués pour attester d'une puissance sur l'amour, il est tentant de pousser plus loin l'analogie, et de lire dans l'énumération des bouleversements de la nature un tableau de la passion: l'amour est ainsi semblable aux astres ("sidera") qui guident les hommes et donnent sa beauté à un ciel nocturne, on peut le comparer au cours d'un fleuve rapide, auquel on ne résiste pas, quand il vous entraîne, et il fait de l'amant une sorte de mort-vivant…

3. Un jeu littéraire - et une lettre d'amour:
On ne peut s'attarder sur une lecture de cet extrait au premier niveau: si Tibulle croyait sincèrement à la magie, il serait plus confiant! L'intérêt de ce passage réside dans sa visée: il s'agit de convaincre Délie, de la séduire, en lui montrant ce qu'éprouve le poète, ce qu'il a pu faire pour elle, ce qu'il se permet de rêver…

Conclusion:
Si le texte s'inscrit dans une tradition littéraire - on songe aux magiciennes de Théocrite - il porte cependant l'empreinte toute personnelle de Tibulle, dont la personnalité tourmentée transparaît derrière les images de la nature bouleversée par la sorcière. La passion du poète, si violente, attisée par la jalousie, en fait pour nous une figure romantique. Pour convaincre, pour séduire, Tibulle évoque les "carmina" de la sorcière… Il compte sans doute davantage sur ses vers, "carmina" parfaitement travaillés, distiques élégiaques subtilement adaptés à l'expression de la plainte, et qui nous font souvenir que la poésie confère au langage une étrange magie.



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