
Quelle folie de courir sur les champs de bataille au-devant de la sombre Mort? Elle est tout près et furtivement elle s'approche à pas silencieux. Il n'y a pas de moisson sous la terre, pas de riche vignoble, mais le farouche Cerbère et le hideux nocher de l'onde stygienne; là-bas, les joues déchirées et les cheveux brûlés, erre, au bord du marais ténébreux, une foule blême. Ah! bien plus enviable est celui qu'une vieillesse tardive vient surprendre au milieu de sa postérité, dans une humble chaumière! II va suivant ses brebis, tandis que son fils suit les agneaux, et quand il rentre fatigué, il trouve l'eau chaude qu'a préparée sa femme. Ainsi je voudrais vivre! Puissé-je voir mes cheveux devenir blancs et, vieillard, raconter les histoires du temps passé!
Cependant que la Paix féconde nos campagnes: la Paix éclatante de blancheur
a la première conduit sous le joug recourbé les bœufs pour le labourage; la Paix a nourri
la vigne et renfermé le jus de la grappe, pour que la jarre remplie par le père versât au fils le vin pur; la Paix fait reluire hoyau et soc,
tandis que les tristes armes du rude soldat sont, dans un coin obscur, surprises par la rouille... et, de retour du bois sacré, le paysan, un peu gris, lui,
ramène en chariot femme et enfants à la maison.

C O M M E N T A I R E
Introduction:
a) Tibulle, qui appartient à la génération de la bataille d'Actium, a marqué profondément l'élégie latine, en composant le "roman de Délie", placé sous le signe de l'amour malheureux et de l'espoir déçu.
b) La dixième élégie du livre I occupe une place à part dans le recueil: située à la fin du livre, elle est paradoxalement la plus ancienne, et on n'y trouve aucune allusion à Délie, que le poète ne connaît pas encore. Cependant, ce premier poème jugé digne d'être conservé par Tibulle lui-même annonce, dès les premières tentatives de l'auteur, les thèmes qui constituent sa personnalité, et qui s'épanouiront avec la rencontre de Délie.
c) Le recours systématique à des antithèses suggère un plan lui-même antithétique: aux malheurs qui guettent les hommes s'opposent les bonheurs possibles, qui font rêver le poète.
I. Les malheurs qui frappent les hommes:
1. La "sombre Mort" ("atram Mortem"):
a) Une allégorie menaçante:
 Indissociable de la condition humaine, "elle menace et elle vient en cachette d'un pas silencieux", (" Imminet et tacito clam venit illa pede"). La "traduction" de l'allégorie est aisée: les hommes oublient qu'ils sont mortels, et se laissent surprendre par la mort, mise en scène par Tibulle comme un ennemi sournois et implacable, ainsi que le soulignent, par leur sens et leurs sonorités, les mots " tacito clam", délibérément rapprochés.
 Le rôle du poète est alors proche de celui du philosophe, qui avertit les hommes de la vérité tragique de leur condition. Le présent de vérité générale (" imminet", "elle menace", " venit", "elle vient") revêt un double mérite: il définit une nature humaine, et rapproche du lecteur la figure allégorique, dont la présence est actualisée. |
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b) La peinture des Enfers:

La négation "non", répétée, exclut des Enfers les moissons et les vignes, c'est-à-dire le paysage qu'offraient les champs de l'Italie, sous le soleil méditerranéen, et la promesse qu'ils contiennent: les ombres ne goûteront plus le pain ni le vin.
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 Les créatures mythologiques évoquées, Cerbère, le chien à trois têtes, et Charon, désigné par une périphrase, " Stygiae navita turpis aquae", "le hideux nocher de l'onde stygienne" animent d'une manière sinistre un sombre décor de marécages (" lacus obscuros") sur lequel se détache la foule pâle, " pallida turba" des ombres désespérées, "les joues déchirées et les cheveux brûlés", qui erre sans but. Ces fantômes ont encore un corps sur lequel s'inscrit la souffrance; les cheveux gardent la trace de la flamme du bûcher, et les joues sont déchirées en signe de deuil: si les proches du défunt ont pu se lacérer les joues, dans une démonstration spectaculaire de douleur, il faut imaginer que le mort, dans un geste étrangement symétrique, a fait de même, pour inscrire dans sa chair de fantôme l'adieu au monde des vivants. |
2. La folie de la guerre:

Ainsi donc, aucun bonheur n'est possible dans l'au-delà. Ne croyons pas pour autant que Tibulle s'inscrive dans la tradition épicurienne, puisque celle-ci professait que les âmes, constituées d'atomes, se dissociaient après la mort. Pour Épicure et ses disciples, la crainte des Enfers est absurde, puisqu'ils n'existent pas davantage que des âmes conservant une personnalité, un simulacre de corps, et la capacité de souffrir.

Tibulle, quant à lui, utilise la vision traditionnelle des Enfers - on serait tenté de parler de "récupération" - pour démontrer que la mort ne marque pas la fin des souffrances, mais le début d'une douleur éternelle. Participer à des guerres, où l'on risque sa vie à chaque instant,
ne saurait alors être qu'une preuve de folie ("
furor"). Nous sommes loin de la morale traditionnelle des Romains, prolongée par le stoïcisme!
II. Les images du bonheur:
1. Le bonheur du patriarche:
 A l'horreur de la mort - et de la vie après après la mort - s'oppose le bonheur du vieux paysan, "dans une humble chaumière" (" in parva pigra casa"). Plusieurs aspects de ce tableau peuvent être considérés comme un éloge paradoxal. La vieillesse, par exemple, pourrait être repoussante; elle est bien au contraire valorisée, puisqu'elle prouve que le paysan a échappé à la mort sur le champ de bataille. D'une manière analogue, la "chaumière" pourrait susciter le mépris des proprétaires des domus et des villae; mais il ne faut pas oublier que la richesse et la noblesse, si elles comportent des privilèges, ont également leurs devoirs, et qu'elles imposent aux jeunes gens qui veulent faire carrière un service militaire plein de dangers.
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D'ailleurs, le vieux paysan connaît les joies simples et sûres des patriarches: son fils marche sur ses traces, et suit les agneaux tout comme son père suit les brebis (on remarquera que les hommes ne vont pas en tête: Tibulle rejette tout symbole possible d'autorité militaire!) En outre, en lieu et place du confort des thermes, l'eau chaude préparée par l'épouse montre que l'on n'est pas loin de toute civilisation, et que la tendresse familiale remplace avantageusement
la foule indifférente des esclaves.
2. Les souhaits du poète:
a) Souhaits personnels:

Il est naturel, dans une élégie, que "je" soit au centre du propos. Les images évoquées et commentées ci-dessus servent donc à peindre un rêve personnel, dans lequel se projette Tibulle - tout en sachant qu'il est impossible à atteindre: un intellectuel raffiné pourrait-il réussir son "retour à la terre"?

Il est doux en tout cas de se voir couronné de cheveux blancs, occupé à "raconter les histoires des temps passés", alors que l'on craint de mourir sur un champ de bataille, loin de Rome, des amis, de ses livres.
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b) Souhaits collectifs:
 Dans la tradition d'Aristophane, la Paix est célébrée comme la source de la prospérité agricole et de la joie paysanne. Des antithèses systématiques opposent ce tableau à celui qui ouvrait l'extrait, sous les sinistres auspices de la Mort. Les deux figures allégoriques s'opposent par leur couleur (" atram mortem", "sombre mort" d'un côté, " Pax candida", "Paix toute blanche", de l'autre), mais aussi par ce qu'elles peuvent donner ou enlever: les moissons et le vin. La lumière succède aux ténèbres, et Tibulle se prend à espérer, emporté dans son rêve, qui le conduit des campagnes à la vigne, puis à la jarre remplie de vin que le père verse à son fils… |
c) Les symboles:

"La paix fait reluire le hoyau et le soc", "
Pace bidens vomerque nitent", tandis que la rouille ronge les armes du soldat, abandonnées dans un coin obscur, "
in tenebris". Une hiérarchie des valeurs s'exprime ainsi à travers des images antithétiques, qui ont leur cohérence: le bonheur existe, sur terre, quand la Paix fait vivre les hommes dans la lumière, et qu'ils ont le loisir de rejeter dans la nuit les armes qui appartiennent au monde de la mort.

La tableau final, simple croquis qui dessine la figure d'un "paysan, un peu gris",
ramenant en chariot femme et enfants à la maison" forme une antithèse implicite avec le sort de Tibulle, au moment où
il écrit, puisqu'il se prépare à partir, loin de chez, lui, pour la guerre qui peut l'empêcher de vivre et d'aimer.
Conclusion:
a) Bilan: Nous avons pu relever de nombreuses antithèses qui expriment un idéal et qui contiennent, en germe, le roman de Délie. Avec cette figure féminine, cependant, Tibulle abandonnera les douceurs bucoliques pour les tourments de la passion.
b) Ouverture: Derrière le jeu littéraire, nous sentons une veritable conviction, qui témoigne d'une crise des valeurs. Lassitude devant les guerres civiles, aspiration à un bonheur stable… Auguste se souviendra de tout cela pour proposer une solution morale à ses comtemporains. Signalons enfin que Tibulle s'inscrit dans le courant littéraire de la célébration de la vie à la campagne, qui va d'Aristophane à Rousseau…et à Giono, dont on connaît le pacifisme.