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S é n è q u e
Lettres à Lucilius
Lettre 8, p. 58, "La retraite d'un philosophe", [1] à [3], "insidiae sunt."
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SENECA LUCILIO SUO SALUTEM

[1] "Tu me, inquis, vitare turbam jubes, secedere et conscientia esse contentum? Ubi illa praecepta vestra quae imperant in actu mori?" Quod ego tibi videor interim suadere, in hoc me recondidi et fores clusi, ut prodesse pluribus possem. Nullus mihi per otium dies exit: partem noctium studiis vindico: non vaco somno sed succumbo, et oculos vigiliis fatigatos cadentesque in opere detineo. [2] Secessi non tantum ab hominibus, sed a rebus, et in primis a meis rebus: posterorum negotium ago. Illis aliqua quae possint prodesse conscribo: salutares admonitiones, velut medicamentorum utilium compositiones, litteris mando, esse illas efficaces in meis ulceribus expertus, quae etiam si persanata non sunt, serpere desierunt. [3] Rectum iter, quod sero cognovi et lassus errando, aliis monstro. Clamo: "Vitate quaecumque vulgo placent, quae casus adtribuit: ad omne fortuitum bonum suspiciosi pavidique subsistite. Et fera et piscis spe aliqua oblectante decipitur. Munera ista fortunae putatis? Insidiae sunt.
Traduction

[1] C'est toi (me dis-tu) qui m'invites à éviter la foule, à pratiquer la retraite, à m'en tenir à ma conscience! Que fais-tu donc de vos grands préceptes stoïciens qui imposent de mourir dans l'action?" Conformément à un principe qu'il m'arrive, à ce qu'il te semble, de te recommander, je ne me suis caché, je n'ai tiré ma porte sur moi que pour rendre service à plus de gens. Pas un de mes jours ne s'écoule dans le repos. J'assigne à l'étude une partie de mes nuits, je ne me livre pas au sommeil, j'y succombe. La fatigue d'une longue veille s'appesantit sur mes yeux: je les retiens à la tâche. [2] Je me suis retiré et du monde et des affaires de ce monde, à commencer par mes propres affaires. Je travaille pour le compte de la postérité. Je songe à elle en composant des écrits que j'espère utiles. J'y enregistre des conseils d'hygiène morale, des formules, peut-on dire, de médication pratique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur mes propres plaies: mon mal n'a pas disparu sans doute; au moins il ne s'étend plus. [3] Moi qui ai découvert le droit chemin bien tard, quand j'étais las de mes égarements, je l'indique aux autres. Je leur crie: "Évitez tout ce qui a l'agrément du vulgaire, avantages que le hasard répartit. Devant l'aubaine imprévue suspendez le pas, défiez-vous, tremblez. C'est la bête des bois, c'est le poisson qui se laissent prendre aux séductions de l'espoir. Munificence de la fortune, pensez-vous. C'est un piège.
Sénèque, Livre I, Lettre 8, §§ [1] à [3], "insidiae sunt."
C O M M E N T A I R E
I. L'autoportrait d'un philosophe:
1. Un homme qui juge sa vie passée:
Financier habile, courtisan comblé, Sénèque avait cru pouvoir concilier la vie dans le palais de Néron et les exigences du philosophe. Ses yeux se sont dessillés, et il se montre sévère pour ses erreurs passées, en soulignant, par une métaphore, qu'il faisait fausse route ("Rectum iter […] cognovi, lassus errando"). Cette errance qualifie non seulement le projet, tenu pour vain, de façonner l'âme de Néron, mais surtout un genre de vie, fait de mondanités, de souci des richesses, d'implication directe dans la politique et le pouvoir.
Une autre métaphore, désignant les imperfections de Sénèque comme des plaies, des ulcères ("in meis ulceribus") témoigne de la prise de conscience d'un homme qui se juge sans complaisance, à la lumière de ses propres principes, et qui veut faire coïncider son idéal et la réalité de sa vie. Courageusement, Sénèque a donc quitté le palais de Néron et la gestion de sa fortune ("a rebus, et in primis a meis rebus"), pour s'enfermer dans sa villa - devenant de ce fait suspect aux yeux du Prince, afin de suivre la voie que lui dictait sa conscience.
2. Un héros solitaire:
Sénèque a choisi de se mettre en scène d'une manière très concrète; la décision de s'isoler est transcrite par l'énergique "fores clusi", "j'ai fermé les portes"; même si le pluriel "fores" est usuel, on ne peut s'empêcher d'y voir un effet d'insistance, une manifestation d'une volonté obstinée, fruit d'une décision mûrement réfléchie, que rien ne viendra plus altérer.
C'est ensuite le portrait du philosophe au travail qui retiendra notre attention. Tous les traits sont au présent d'habitude, figeant Sénèque dans une pose admirable, celle d'un héros intellectuel qui s'efforce de soumettre, par sa volonté, son corps à son esprit. Les petits esprits auraient tôt fait de se méprendre sur la retraite du philosophe: il est facile de croire que l'otium n'est que le masque honnête de l'oisiveté. Cicéron avait déjà prolongé l'expression: "otium cum dignitate", expliquait-il. Sénèque va plus loin, en montrant de quelle énergie il fait preuve: cela va de l'affirmation résolue d'un programme exigeant ("partem noctium studiis vindico"), qui refuse la soumission aux impératifs naturels du repos, appelé normalement par la tombée de la nuit, et débouche sur la lutte de l'homme contre le sommeil, l'esprit en éveil ("detineo") s'efforçant de contrôler les yeux qui se ferment ("oculos fatigatos cadentesque"). L'issue du combat est vécue comme une mort dans l'anéantissement d'un sommeil inutile et absurde - puisqu'il empêche l'homme de penser - dans la phrase "non vaco somno sed succombo": l'allitération en "s", le martèlement des "o", l'antithèse entre "vaco" et "succombo" donnent à ce portrait de Sénèque la grandeur que la tradition romaine attribuait aux seuls héros militaires.
II. Le moine est un frère prêcheur… (Une justification animée):
1. La contradiction apparente n'est qu'un paradoxe:
Le contenu de la lettre précédente, qui invitait Lucilius à se méfier de la foule, et l'isolement volontaire de Sénèque semblent être en contradiction avec un principe stoïcien, celui de l'engagement, qui débouche sur la mort héroïque, "in actu mori", dans la pleine action humaine, au sein de la société. Sénèque, à son habitude, place l'objection dans la bouche de Lucilius, au début de sa lettre, qui prend alors la forme d'un dialogue animé, donnant à Sénèque l'occasion de développer une réponse argumentée. Sa thèse est la suivante: "ma retraite est précisément la forme supérieure de l'action philosophique".
2. Une justification habile:
Le portrait héroïque sur lequel nous avons attiré l'attention plus haut prend donc son sens dans l'argumentation: il ne s'agit pas pour Sénèque d'en tirer une sorte de gloire, mais de montrer qu'il suit les principes stoïciens, en résistant à la facilité de la paresse ou de la nonchalance. Sa vie présente est donc déjà une "action".
Surtout, cette vie est utile à "plus de gens" ("pluribus" est un comparatif) que dans l'étape antérieure de la biographie de Sénèque. En effet, l'auteur devient médecin, expérimentateur, et ses maximes morales sont autant de remèdes qu'il consigne par écrit pour soigner la postérité. La retraite est non seulement noble, elle est fructueuse, et transforme Sénèque en professeur de stoïcisme dont l'audience, au-delà de Lucilius, deviendra universelle - nous pouvons en témoigner.
3. Une illustration concrète des principes avancés:
La fin de l'extrait donne un exemple des services que peut rendre le philosophe aux hommes, de toute la force de sa voix, "clamo" signifiant "je crie". En effet, les périphrases "quaecumque vulgo placent, quae casus adtribuit" désignent bien évidemment les richesses matérielles, la prospérité la célébrité - et Sénèque parle d'expérience… Or, les formulations sont péjoratives, ces "biens" sont dévalorisés parce qu'ils ne plaisent qu'à la foule et aux esprits vulgaires, parce qu'ils viennent du hasard et que le hasard, par conséquent, peut les reprendre… La leçon se poursuit par un paradoxe apparent: "Devant l'aubaine imprévue suspendez le pas, défiez-vous, tremblez", puis prend la forme d'une fable réduite à une phrase, dans laquelle la bête sauvage ("fera") et le poisson ("piscis") jouent le rôle des hommes dupés par les biens illusoires, avant que l'antithèse finale entre "munera fortunae" et "insidiae" ne résume le propos du philosophe.
Conclusion:
Sénèque répond avec énergie à une objection fréquemment adressée aux donneurs de leçons et aux philosophes: "Mettez vos conseils en pratique!". En l'occurrence, il faut ajouter un degré de subtilité à cette opposition classique entre la théorie et la pratique. En effet, Sénèque a demandé à Lucilius, dans la lettre précédente, de fuir la foule et ses plaisirs. La retraite de Sénèque est donc conforme aux principes exposés dans la lettre VIII… mais ce qui pose problème, c'est le principe général de l'engagement stoïcien, qui semble alors battu en brèche.
La réponse de Sénèque est éloquente, et convaincante: hors du monde, on peut, par son enseignement, s'adresser au monde… On pourrait dire, par souci de modernisme, que la posture que prend Sénèque est celle des intellectuels qui ne peuvent pas s'engager dans la vie politique parce qu'une dictature les force au silence, mais qui continuent le combat par la plume. Il faut néanmoins bien voir que l'enseignement de Sénèque n'est pas du tout orienté vers la transformation de la société - cette idée est inconcevable à l'époque - mais vers l'amélioration de l'individu, de son être moral.

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