1. Alors que le Colisée (l'amphithéâtre flavien date de 80 ap. J.-C. - la dynastie des Flaviens comprend les empereurs Vespasien, Titus, Domitien) n'est pas encore construit, les Romains apprécient déjà les combats de gladiateurs. Ceux dont parle Sénèque se déroulaient dans le grand amphithéâtre de bois élevé par Néron. Le spectacle de midi, "
meridianum spectaculum", qui suscite la répulsion de Sénèque, est opposé aux combats du matin. La matinée commençait en effet par l'exhibition de "couples" "
paribus", que Sénèque classe en "ordinaires" et "demandés". Le "duel" est la règle, et les gladiateurs combattent l'un contre l'autre - on connaît bien l'affrontement du rétiaire et du mirmillon - mais il arrivait que le public réclamât à l'empereur comme une faveur l'exhibition de deux gladiateurs d'élite de sa troupe personnelle. Le reste du spectacle était confié aux gladiateurs ordinaires, achetés ou loués par les magistrats (les questeurs) qui venaient d'entrer au Sénat et qui offraient un spectacle au peuple.

Les "lions et les ours" figuraient dans les
venationes, les "chasses" dans lesquelles les gladiateurs étaient armés pour affronter les fauves. Il ne faudrait pas confondre cet affrontement avec les supplices mortels infligés aux chrétiens, livrés sans défense
ad bestias, aux bêtes.
2. Le "spectacle de midi" était un intermède bouffon… mais les pitreries pouvaient être remplacées par des exécutions de criminels dont on tirait un dernier spectacle, en les forçant à se combattre, sans qu'ils aient le moindre espoir d'échapper à une mort de toute façon inéluctable, un bourreau devant achever le vainqueur.
3. Il est plus délicat d'interpréter la dernière phrase: "Rendez grâces aux dieux immortels: le cœur auquel vous enseignez la cruauté est incapable de profiter de vos leçons." Il faut se garder d'une interprétation rousseauiste: Sénèque ne parle pas de lui-même, mais de l'empereur Néron. Le spectacle organisé par les questeurs avait, comme toujours, l'empereur pour président, et l'on pourrait voir dans la phrase de Sénèque l'hommage que l'on attendait dans tous les livres parus sous Néron. Cependant, Sénèque ne nourrit plus d'illusions sur le compte de son ancien élève, et il n'a guère envie de louer sa clémence, comme il l'avait fait quelques années plus tôt. La phrase est ambiguë, et peut faire épigramme: si "le cœur auquel vous enseignez la cruauté est incapable de profiter de vos leçons", c'est peut-être parce qu'il passé maître en la matière… ou, au moins, que nulle leçon ne peut le façonner!
II. Un réquisitoire contre la foule, qui utilise les ressources de l'antithèse et de l'énonciation.
1. Sénèque, "
exspectans lusus et sales", est vite détrompé. Il croyait que l'intermède de midi était conçu comme une détente, pour que les spectateurs puissent se reposer "
ab humano cruore" - et la précision du latin souligne qu'il s'agit, avec "
cruor", du sang que l'on verse. A l'antithèse attendue entre les
combats, du reste dévalorisés, puisqu'ils sont résumés par le "
sang humain" qui est répandu, et les "
jeux" associés aux "
plaisanteries", Sénèque va substituer une autre antithèse, qui rend compte de la réalité, maintenant que ses yeux se sont dessillés: les combats doivent être considérés comme des "
nugae", empreintes de "
misericordia", par rapport aux assassinats, "
homicidia", auxquels il a assisté. Derrière le paradoxe, il est clair que Sénèque a voulu montrer que le regard du philosophe est diamétralement opposé à celui de la foule.

Pour mieux dévaloriser le sinistre intermède, Sénèque souligne ce que les combats de gladiateurs peuvent avoir de "régulier" et de "loyal": le casque, le bouclier, protègent les adversaires, capables d'ailleurs de montrer leur habileté d'escrimeurs ("
artes"). Toute justification "sportive" disparaît ensuite, seule la mort importe, donnée brutalement par "le fer et le feu", qui s'inscrivent dans le champ lexical du meurtre et de la torture. En fait, au lieu de l'antithèse souhaitée, Sénèque n'a trouvé qu'une gradation dans l'horreur, et il la prolonge par un parallélisme: les hommes sont exposés le matin "aux lions et aux ours", à midi, "à leurs spectateurs", plus cruels que des bêtes.
2. La condamnation de la foule sera complète si l'on entre dans les pensées de cet être collectif, anonyme, méprisable.

C'est tout d'abord l'ironie qui est utilisée. Sénèque fait mine d'entrer dans le jeu de la foule, et pose une série de questions oratoires, révoltantes pour tout homme raisonnable: "
Quidni praeferant? [...]
Quo munimenta? quo artes?" La réponse "
omnia ista mortis morae sunt" peut d'ailleurs être attribuée à la foule, qui exprime avec naïveté ses idées, ou au philosophe, qui donne sévèrement la triste explication qui s'impose.

Un rapide dialogue est ensuite esquissé: certes, admet Sénèque, un meurtrier mérite la peine capitale… mais regarder l'exécution est un châtiment que tu n'as pas mérité ("
meruisti"). La justification qui repose sur la légitimité de l'exécution ne tient donc pas, car le spectacle avilit celui qui le regarde, ainsi que le montrent les paroles rapportées au style direct, avec une grande vivacité: "
Occide, verbera, ure!" s'exclame la grande voix de la foule, qui donne frénétiquement des ordres sadiques, dans son désir de voir infliger la torture et la mort.
3. Cet exemple a été longuement développé par Sénèque non seulement parce que la cruauté de la foule s'exprime ici sans fard, mais encore parce qu'il est symbolique des dangers auxquels s'expose l'apprenti philosophe: n'est-ce pas le "hasard", "
casus", qui a guidé les pas de Sénèque, plein d'illusions sur ce que les hommes attendent, en fait de divertissement? Dans bien d'autres circonstances de la vie, moins tragiques certes, mais plus fréquentes, le hasard ne nous amène-t-il pas à être contaminé par les valeurs de la foule, qui apprécie la richesse, les honneurs, l'ambition, les succès matériels? La dernière phrase mérite alors d'être comprise non seulement comme une épigramme à double sens, mais encore comme un avertissement philosophique: seul l'être d'élite pourra se préserver de la contagion populaire.
Conclusion:

Au-delà d'une mise en accusation du triste idéal de la plèbe, que résumera Juvénal dans sa formule "
panem et circenses", c'est toute une société qui est dessinée: ces spectacles sont officiels, organisés par des magistrats, rarement critiqués par les moralistes - qui peuvent même y voir une école de courage.

On apprécie le modernisme de Sénèque, sur le plan de la sensibilité, qui annonce celle du christianisme (une page de
saint Augustin mérite d'être rapprochée de cet extrait), mais aussi dans le domaine de la mise en forme littéraire: la voix anonyme de la foule pourrait être celle de Lucilius, celle des lecteurs contemporains de Sénèque, la nôtre aussi… et l'on rejette aussitôt cette hypothèse, pour se ranger, aux côtés de l'auteur, dans le camp de l'humanité.