Lucius Annaeus Seneca
S é n è q u e
Lettres à Lucilius
Lettre 4, p. 34, "La philosophie fera de toi un homme", [2] à [4], de "Tenes utique memoria…" à "multos consules numerat."





SENECA LUCILIO SUO SALUTEM

[2] Tenes utique memoria quantum senseris gaudium, cum praetexta posita sumpsisti virilem togam et in forum deductus es: majus expecta, cum puerilem animum deposueris et te in viros philosophia transscripserit. Adhuc enim non pueritia sed, quod est gravius, puerilitas remanet. Et hoc quidem pejor est, quod auctoritatem habemus senum, vitia puerorum, nec puerorum tantum sed infantum: illi levia, hi falsa formidant, nos utraque. [3] Profice modo: intelleges quaedam ideo minus timenda, quia multum metus afferunt. Nullum malum magnum quod extremum est. Mors ad te venit: timenda erat si tecum esse posset: necesse est aut non perveniat aut transeat. [4] "Difficile est, inquis, animum perducere ad contemptionem animae." Non vides, quam ex frivolis causis contemnatur? Alius ante amicae fores laqueo pependit, alius se praecipitavit e tecto ne dominum stomachantem diutius audiret, alius ne reduceretur e fuga, ferrum adegit in viscera: non putas virtutem hoc effecturam quod efficit nimia formido? Nulli potest secura vita contingere, qui de producenda nimis cogitat, qui inter magna bona multos consules numerat.

Traduction

2. Tu n'as certainement pas oublié quelle fut ta joie, lorsque, dépouillant la prétexte, tu revêtis la toge virile avant d'être solennellement conduit au forum. Ce sera bien autre chose, le jour où tu auras dépouillé ton âme d'enfant et où la philosophie t'aura fait passer au rang des hommes. Jusque-là c'est non pas l'enfance, mais, constatation plus pénible, une mentalité d'enfant; et, ce qui aggrave notre cas, c'est que, si nous avons l'autorité de la vieillesse, nous montrons les défauts de l'enfance, de l'enfance et du premier âge: l'enfant s'effraie de peu de chose; le tout-petit, de ce qui n'est point: nous faisons comme l'un et comme l'autre.
3. Avance d'un pas et tu comprendras cette vérité; la terreur qu'éveillent certains objets doit précisément diminuer nos appréhensions à leur endroit. Un mal n'est jamais grand, qui marque la fin de tous les autres. La mort vient à toi: tu devrais la craindre, si elle pouvait séjourner avec toi; mais de deux choses l'une: ou elle ne t'atteint point ou elle < te touche et > passe.
4. "Il est difficile, diras-tu, d'amener âme vivante à mépriser la vie." Ne vois-tu pas quels misérables mobiles la font mépriser? Un amant se pend à la porte de sa maîtresse; un serviteur se jette du haut du toit, pour ne plus entendre les gronderies de son maître; un esclave fugitif, pour ne pas être repris, s'enfonce une épée au ventre. Penses-tu que la vertu n'accomplira pas ce qu'accomplit l'excès de la peur? Celui-là se rend impossible la vie tranquille, qui cherche trop à continuer de vivre, qui considère comme un bien essentiel de compter à son actif une longue série de consuls.

Sénèque, Livre I, Lettre 4, §§ [2] à [4],
de "Tenes utique memoria…"
à "multos consules numerat
."


Villa d'Hadrien à Tivoli


C O M M E N T A I R E


I. Un dialogue épistolaire:

1. Sénèque éveille chez Lucilius un souvenir d'enfance ("Tenes utique memoria") qui reste particulièrement vif dans l'esprit de tous les citoyens romains: il s'agit de la cérémonie solennelle au cours de laquelle le jeune homme abandonne la toge prétexte, bordée de pourpre, pour revêtir la toge immaculée de l'adulte. Nous insisterons plus loin sur la valeur argumentative de cet exemple de changement impatiemment désiré, accueilli avec bonheur et fierté; il importe surtout de souligner, dans une première approche, la captatio benevolentiae qui s'appuie sur une scène marquante de l'enfance, que Sénèque lui-même a vécue - ainsi que tous ses contemporains, avec la même intensité que la première communion dans la tradition catholique. L'auteur procure à son lecteur le plaisir d'un souvenir agréable, et instaure une complicité qui permettra d'accueillir favorablement l'argumentation qui suivra.

2. La vivacité du propos est aisément perceptible, notamment dans les questions oratoires du 4e paragraphe, où un "non" familier a remplacé, à deux reprises, le "nonne" que l'on attendrait ("non vides", "non putas"). Sénèque adopte ici une tournure normalement réservée à l'oral, ce qui contribue à transformer la lettre en dialogue, tout comme l'intervention supposée de Lucilius, introduite par le verbe "inquis", au présent de l'indicatif.

3. Au-delà de Lucilius, nous sommes aussi les destinataires de la lettre, non seulement parce que le thème - la peur de la mort - concerne tous les hommes, mais aussi parce que Sénèque emploie volontiers le pronom "nos", qui range l'auteur, modestement, dans l'humanité commune, et qui englobe tous les lecteurs. C'est à nous aussi de nous "avancer" sur le chemin de la sagesse, et l'impératif "profice" nous invite à devenir cet homme en quête de la sagesse, ce proficiens que Sénèque est lui aussi, plus avancé que nous sur la longue route du stoïcisme.

II. Un raisonnement séduisant:

1. L'objectif que se propose Sénèque est difficile à atteindre; en effet, la peur de la mort est un trait essentiel de la psychologie humaine, si fondamental que les athées soutiennent qu'elle a pu inspirer, dans un désir de compensation, l'idée de la survie de l'âme, et d'un Dieu créateur, suffisamment miséricordieux pour accorder aux hommes une vie éternelle. Or, pour le stoïcisme, la vie en tant que telle ne vaut pas la peine que l'on fasse tout pour la prolonger. Dans bien des cas, au contraire, le sage pourra choisir la solution du suicide, envisagée avec sérénité. Il convient même de se préparer à quitter volontairement la vie, un jour ou l'autre, pour être persuadé que l'on est maître de son destin, et connaître dans le présent la sérénité du bonheur.

2. Dans un premier temps, Sénèque ne parle pas de la mort, et se contente, dans le 2e paragraphe, de construire un raisonnement par analogie qui valorise la situation du "philosophe", comparable à celui de l'homme adulte qui est sorti de la faiblesse et des erreurs de l'enfance.
L'auteur s'appuie sur l'antithèse communément admise dans l'Antiquité entre le monde de l'enfance, jugé négativement (il faudra attendre Rousseau et les Romantiques pour que se développe une sacralisation des premiers temps de la vie et du "vert paradis des amours enfantines") et celui des adultes, capables d'exercer ce qui est vraiment important - une activité politique. Sénèque a d'ailleurs omis de parler d'un rite qui accompagne le passage à l'âge adulte: la bulla, cette amulette d'or qui était à la fois le signe d'une naissance libre et une protection contre les forces maléfiques, était en effet ôtée du cou de l'enfant et consacrée à Junon, ou au dieu lare de la famille, le jour même où la toge prétexte était abandonnée.
L'auteur a éliminé tout ce qui aurait pu associer l'enfance à une religion dont les rites lui sont indifférents, et qui aurait valorisé un âge de la vie qui doit être, dans son raisonnement, présenté comme un fardeau que l'on est ravi d'abandonner. Or, les hommes gardent une âme d'enfant, la métamorphose n'est pas achevée, et il appartient à la philosophie d'accomplir les hommes qui, sans elles, se trouvent dans une situation choquante, méprisable et absurde: "pueri" et même "infantes" alors qu'ils sont "senes", ils conservent des terreurs que la raison devrait dissiper, et qui sont soulignées par la progression de "levia" à "falsa".

3. C'est dans le 3e paragraphe que la thèse est exprimée, après un dévoilement progressif: après "quaedam", dans la formule paradoxale "quaedam ideo minus timenda quia multum metus afferunt", c'est le nom "malum" qui est employé, avant le terme propre, "mors". Deux raisonnements sont développés, pour aboutir à la conclusion tant désirée: il ne faut pas avoir peur de la mort. Le premier, très abstrait, n'est qu'une reformulation d'un lieu commun de la philosophie antique, utilisé d'ailleurs également par les Épicuriens: la mort ne nous concerne pas, puisque quand elle s'approche de nous, nous sommes encore vivants, et quand nous avons quitté la vie, nous ne sommes plus là pour l'endurer.
La réflexion est inattaquable sur le plan théorique, mais elle n'est guère convaincante, et Sénèque s'en rend bien compte, qui enchaîne trois exemples, pour montrer que des hommes méprisables, emportés par une passion, se sont suicidés. Si l'amour, si la crainte des réprimandes ou du châtiment ont pu amener des esclaves à se tuer, a fortiori le sage ne peut manquer de suivre la raison et de se suicider, si besoin est. Les exemples qui sont évoqués dans le 4e paragraphe suivent une triple progression rigoureuse: la catégorie sociale se dégrade, jusqu'à l'esclave fugitif, le genre de mort choisi est de plus en plus douloureux et "viril", la douleur évitée est de plus en plus atroce (les esclaves fugitifs étaient souvent crucifiés quand on les reprenait).

Conclusion:

La tâche de Sénèque était difficile, et l'on sent bien sa gêne à l'emploi des périphrases, au dévoilement progressif de sa pensée, à ce retard qu'il met à écrire "mors". Pourtant, le mépris de la mort est un aspect essentiel du stoïcisme, et les arguments employés par Sénèque sont en complète cohérence avec la doctrine qu'il professe: il n'évoque nullement, à la manière d'un Socrate, la survie d'une âme immortelle, ou sa dissolution en atomes, comme Épicure.
Pour le lecteur d'aujourd'hui, le texte n'est guère convaincant, car tout un arrière-plan culturel a disparu. Le jeu de mots sur "animus" et "anima" est bien difficile à traduire, et il faudrait rappeler dans une note que "animus" représente l'ensemble des facultés intellectuelles, alors que "anima" est le principe vital qui nous est commun avec les animaux, et meurt avec lui. Le lecteur est intéressé, mais la parenthèse intellectuelle empêche une véritable complicité avec l'auteur. Il en va de même des allusions à la toge prétexte, et nous éprouvons surtout de la pitié pour les malheureux qui sont suicidés dans les conditions que rapporte Sénèque. Notre culture n'a pas instillé en nous la dose de mépris qu'éprouvaient les Romains.
Pourtant, Sénèque a montré, par sa mort, choisie dans la dignité, que ses maximes étaient bien autre chose pour lui qu'un simple jeu littéraire. Alors que régnait Néron, des hommes ont pu trouver dans les écrits de Sénèque un moyen de vivre, en méprisant la mort. De nos jours, sous la menace du sida, les amis de Michel Foucault ont relu Sénèque, ce qui prouve bien que le philosophe de Cordoue a encore quelque chose à nous dire.




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