1. Une lettre qui est une réponse, dans laquelle Sénèque approuve Lucilius.

"
Ita fac": allusion à une lettre de Lucilius, perdue, comme toutes les autres, dans laquelle ce dernier affirme ses bonnes résolutions: il saura désormais "gérer" son temps, et Sénèque reprend sous une forme injonctive (par les impératifs "
vindica te tibi, collige et serva") la pensée de Lucilius, déjà "converti" sur ce point. Une prise de conscience a eu lieu, il faut la consolider.

Lucilius a franchi une étape décisive: "
adhuc" indique bien une orientation nouvelle de la vie.
2. L'allure d'un dialogue:

Vocatif: "
mi Lucili", affection et relation privilégiée avec le disciple ("
mi fili").

Impératifs.

Il s'agit d'un faux dialogue, où les invitations polies ("
si volueris attendere") ne sont destinées qu'à faire admettre avec élégance le cours magistral. Les questions ne sauraient être que des questions oratoires ("
Quem mihi dabis...?", "Peux-tu me donner le nom d'un homme...?" n'admet qu'une réponse négative.)

Réunion de deux traditions: Les dialogues platoniciens et les lettres de Cicéron
Ad familiares.
3. La 2e personne du singulier présente l'intérêt de s'adresser aussi au lecteur - quel qu'il soit.

Le texte parle en fait de la condition humaine...
II. Sous une forme élégante, un cours de philosophie:
1. La métaphore filée du temps vu comme un capital, une richesse matérielle:

"(
tempus quod) auferebatur aut subripiebatur aut excidebat collige et serva."

"
(quaedam tempora) eripiuntur... subducuntur ... effluunt."
Un parallélisme à commenter:
a) un conseil d'économie, d'épargne ("
collige et serva") - bien propre à éveiller un écho chez un Romain.
b) Les nuances des verbes sont soulignées par les synonymes, qui sont donnés dans l'ordre:
vol brutal -
vol insidieux -
fuite du temps, qui est dans sa nature, et que mesurent les clepsydres...
c) Opposition entre l'imparfait (Lucilius n'est plus concerné) et le présent de vérité générale (la loi commune des hommes).
2
. Un curieux dédoublement de la personnalité:

"
vindica te tibi": "Réclame... à toi-même le bien que tu t'es volé!"

Il existe en effet deux Lucilius, l'ancien et le nouveau, après sa "conversion". Mais comme cette dernière est toute récente, il faut encore surveiller de près le "vieil homme", qui pourrait renaître...
Portée philosophique: la "prise de conscience" stoïcienne délivre le disciple des erreurs communes, le fait accéder à la liberté. C'est la promesse de nombreux systèmes de pensée (se dégager des erreurs de l'opinion vulgaire, devenir un autre... de l'épicurisme au marxisme).
3. Nous sommes libres d'avoir du temps - si nous le voulons.

C'est
indispensable: Dans le voyage de la vie, nous voyons (nous: les hommes en général, mais aussi Sénèque et Lucilius, qui doivent se déprendre des erreurs communes) la mort devant nous ("
prospicimus"), alors que tout notre passé, qui représente un temps dans lequel on ne peut plus agir, penser, changer quelque chose - est déjà mort.

C'est
possible: Comme le passé ne nous appartient plus, que l'avenir n'appartient à personne (la mort peut survenir à tout moment), seul le présent peut nous appartenir, si nous le voulons: il faut donc s'en saisir, pour en faire une possession véritable ("
manum injicere" appartient au vocabulaire juridique.) Concrètement, il faut, par exemple, prendre le temps de lire les
Lettres de Sénèque!
Conclusion:

La page a une portée philosophique bien réelle, non seulement par son thème (l'homme et le temps, réponse au
carpe diem épicurien) mais encore par sa mise en garde devant l'attitude ordinaire des hommes, qui "perdent leur temps". La réflexion philosophique est avant tout une remise en cause.

Tout un arrière-plan stoïcien est perceptible: la nature ne doit pas être accusée de malignité, elle nous a bien donné le temps - à condition cependant que l'homme en ait conscience, et qu'il fasse un effort volontaire pour connaître cette richesse, et pour l'utiliser à bon escient. Dans notre société, où les sollicitations des loisirs sont nombreuses, ces réflexions sont actuelles; toutes les techniques qui nous entourent ont-elles réellement fait gagner du temps aux hommes? A quoi employons-nous le temps libéré grâce à la technique?