I. Un anachronisme délibéré:

Le titre nous plonge dans le passé lointain de la mythologie grecque: un temple d'Aphrodite
(Vénus pour les Latins) avait été construit sur cette île, non loin de l'endroit où l'on situait la naissance de Vénus - née de l'écume de la mer,
ce qui a inspiré un tableau célèbre à
Botticelli.

Pourtant, les costumes portés par les personnages datent à l'évidence du XVIII
e s.: cet anachronisme délibéré nous conduit à formuler des hypothèses.

1. Il peut s'agir d'une scène imaginaire, d'un rêve du peintre, qui a délibérément mêlé deux époques, d'une manière fantaisiste.

2. On peut aussi voir dans le tableau la représentation d'une "fête galante", une de ces fêtes champêtres organisées par des aristocrates, qui pouvaient se déguiser, jouer de la musique, se distraire dans des jardins savamment aménagés.
Au XIX
e s., Paul Verlaine a fait revivre cette atmosphère dans plusieurs
poèmes.
II. Description du tableau
La barque, à gauche du tableau
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Le couple central
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La statue de Vénus
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Sujet représenté:

De nombreux couples, qui semblent très amoureux, se trouvent sur l'île de Vénus (la statue à l'extrême droite du tableau en témoigne).
On vient de lui rendre hommage, puisqu'elle est couverte de fleurs: ce qui nous est montré est donc la fin du pèlerinage,
le retour vers le monde ordinaire. Les couples qui vont quitter l'île se dirigent vers l'embarcation à gauche; on aperçoit au loin des montagnes claires.
La nature est luxuriante et entoure les couples. Des
putti s'élèvent dans le ciel.
Composition:

Le tableau est organisé selon une ligne horizontale sinueuse. Le premier plan est occupé par les couples surtout à droite. Les autres, plus proches de l'embarcation, sont légèrement plus loin. La perspective est créée grâce à la percée de lumière qui attire le regard vers les montagnes et l'eau au fond du tableau. La nature borde largement trois côtés du tableau.
Couleurs:

Les couleurs dominantes sont celles de la nature et du ciel: le vert et le bleu sont très présents. Ce sont des couleurs froides.

Les couples portent des vêtements aux couleurs vives, d'une tonalité chaude: ils sont ainsi mis en valeur et apparaissent tout au long de la ligne horizontale qui organise le tableau.
Lumière:

Malgré l'abondance de la nature, le tableau est lumineux, particulièrement au centre occupé largement par la mer, le ciel et les montagnes très clairs.
III. Interprétation:

Le titre du tableau (on fait un pèlerinage pour honorer une divinité dont on reconnaît la puissance, pour en obtenir une grâce, pour trouver le bonheur) ainsi que l'attitude des personnages, qui forment tous des couples, suggèrent que l'on trouve le bonheur dans l'amour partagé.

Les symboles de l'amour empruntés à l'Antiquité sont nombreux.

La statue de Vénus, à droite, domine la scène, et semble la regarder; à gauche, sur la barque, sa présence est rappelée par une coquille: le tableau est donc encadré par la déesse.

Les
putti, ces chérubins qui volent au-dessus de la barque, ressemblent au dieu Cupidon - le dieu de l'amour, qui frappe d'une flèche ceux dont il veut percer le cœur.
Une histoire à lire:

Les différentes étapes d'une relation amoureuse peuvent être identifiées, de droite à gauche, ce qui est contraire à nos habitudes de lecture. On reconnaît en effet une déclaration d'amour, aux pieds de Vénus, puis l'abandon confiant de la femme, qui se laisse soulever par l'homme, et au centre du tableau nous voyons un couple debout, l'homme entourant de son bras la taille de la femme.
Quel genre de bonheur?

La qualité des tissus, la coupe des vêtements ne laisse aucun doute
sur la classe sociale des personnages représentés:
ce sont des aristocrates. La noblesse peut donc connaître un bonheur serein,
vivre dans un monde élégant et raffiné. Ces gens ont les moyens de jouer une scène digne d'un rêve,
en reconstituant un paysage antique (la statue, la barque)… ou en ayant assez de loisirs pour se perdre dans
une rêverie de ce genre. De toute façon, ce bonheur sentimental exclut le travail, les contraintes, et semble associé
à la nonchalance de la noblesse, sous la
Régence de Philippe d'Orléans (1715-1723) - le tableau a été peint en 1717.
Une mélancolie sous-jacente:

Le sens de lecture proposé par Watteau crée un certain malaise: si l'on passe par les différentes étapes d'une belle histoire d'amour qui débouche sur un bonheur durable, pourquoi en avoir disposé les étapes de droite à gauche, "à l'envers", en quelque sorte?

Le couple qui se trouve au centre du tableau nous fournit peut-être la solution. Il semble en effet qu'un axe de symétrie passe entre l'homme et la femme (aux deux extrémités du tableau, nous l'avons dit, Vénus est présente, dans la barque et la statue). Or, l'homme et la femme ne regardent pas dans la même direction; la femme semble regarder vers le passé, avec nostalgie. Aux temps heureux de la déclaration amoureux, l'homme était à ses pieds… A présent, il entoure sa taille d'un geste qui semble affirmer la possession.

Le bateau qui va ramener les couples vers les rivages de la vie ordinaire (vers le mariage?) évoque un autre bateau de la mythologie grecque, la barque de Charon,
le nocher des Enfers qui fait franchir le Styx aux âmes des morts… Les couleurs claires et séduisantes de l'horizon vers lequel se dirigera la barque ne seraient-elles qu'une illusion, une tromperie?

Le feuillage des arbres mêle deux couleurs, le vert et le marron, le printemps et l'automne, comme pour nous inviter à voir le passage du temps - et sa conclusion forcément tragique: la vie coule, les passions meurent…