Neuilly-sur-Seine, où a vécu Charlotte, la grand-mère du narrateur,
est une ville située tout près de Paris. Pour les enfants nés en Russie qui écoutent la vieille dame, il s'agit d'imaginer cette localité…

Neuilly-sur-Seine était composée d'une douzaine de maisons en rondins. De vraies isbas (1) avec des toits recouverts de minces lattes argentées
par les intempéries d'hiver, avec des fenêtres dans des cadres en bois joliment ciselés, des haies sur lesquelles séchait le linge.
Des jeunes femmes portaient sur une palanche (2) des seaux pleins qui laissaient tomber quelques gouttes sur la poussière de la grand'rue.
Des hommes chargeaient de lourds sacs de blé sur une télègue (3). Un troupeau, dans une lenteur paresseuse, coulait vers l'étable.
Nous entendions le son sourd des clochettes, le chant enroué d'un coq. La senteur agréable d'un feu de bois - l'odeur du dîner tout proche - planait dans l'air.

Car notre grand-mère nous avait dit un jour en parlant de sa ville natale:

- Oh ! Neuilly à l'époque était un simple village...

Elle l'avait dit en français, mais nous, nous ne connaissions que les villages russes. Et le village, en Russie, est nécessairement un chapelet d'isbas
- le mot même
dérévnia vient de
dérévno, l'arbre, le bois. La confusion fut tenace malgré les éclaircissements que les récits de Charlotte (4)
apporteraient par la suite. Au nom de "Neuilly", c'est le village avec ses maisons de bois, son troupeau et son coq qui surgissait tout de suite. Et quand, l'été suivant, Charlotte nous parla pour la première fois d'un certain Marcel Proust, "à propos, on le voyait jouer au tennis à Neuilly, sur le boulevard Bineau", nous imaginâmes ce dandy aux grands yeux langoureux (elle nous avait montré sa photo) - au milieu des isbas !
Andréï Makine, Le Testament français, Éd. Mercure de France, 1995.
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1. Maison traditionnelle russe.
2. Morceau de bois servant à porter deux seaux ou deux charges.
3. Voiture tirée par des chevaux, utilisée en Russie.
4. Charlotte est la grand-mère du narrateur.
La couleur locale dans un extrait du Testament français.

Andréï Makine veut faire comprendre à son lecteur français que son imagination d'enfant a transformé Neuilly en village russe. Pour atteindre son but, il va multiplier, dans sa description d'un Neuilly imaginaire, les indices qui vont donner à cette localité rêvée une puissante "couleur locale" russe.
Ce sont tout d'abord des mots empruntés à la langue russe qui sont employés : les maisons deviennent des "isbas", les seaux sont portés à l'aide de "palanches", et un chariot devient une "télègue". Ces deux derniers termes ne sont d'ailleurs pas familiers du lecteur français moyen, et contribuent à le dépayser, pour le transporter dans la Russie traditionnelle.
En outre, la sincérité du narrateur est prouvée par le commentaire linguistique qu'il nous propose, lorsqu'il précise l'étymologie du mot "dérévnia", village, dérivé de "dérévno", l'arbre, le bois. Une telle compétence impressionne le lecteur, et stimule son imagination.
Enfin, les tableaux présentés évoquent un monde rural que le passage du temps semble avoir épargné : des hommes chargent "de lourds sacs de blé" sur une "télègue", un troupeau se dirige vers l'étable. Ces scènes pourraient se dérouler dans bien des pays, à la campagne, mais le vocabulaire fait surgir une sorte d'image d'Épinal, dans laquelle le temps s'est immobilisé, et où certains détails rappellent la Russie et l'image que l'on s'en fait en Occident : il faut rappeler, à cet égard, les toits blanchis par "les intempéries d'hiver", ou encore "les fenêtres dans des cadres de bois joliment ciselés".
En fait, la couleur locale installée par l'auteur rejoint, dans l'imaginaire du lecteur, les clichés qui se trouvent dans l'esprit des Occidentaux, qui se représentent les villages russes hors du temps, ensevelis sous la neige, traversés par des paysans restés à l'écart du monde moderne.