RUY BLAS. Drame en cinq actes et en vers de Victor Hugo (1802-1885), créé à Paris au théâtre de la Renaissance le 8 novembre 1838, et publié à Leipzig chez Brockhaus et Avenarius la même année.

Après la bataille d'
Hernani, Hugo s'efforce de s'attirer un public tant bourgeois que populaire.
L'échec de la pièce
Le roi s'amuse, le triomphe de
Lucrèce Borgia, que
Marie Tudor ne confirma pas,
le succès d'
Angelo convainquent les auteurs-phares Dumas et Hugo de créer un théâtre où le drame romantique serait chez lui.
Le théâtre de la Renaissance sera ce lieu, et, pour son ouverture, Hugo écrit
Ruy Blas.
Synopsis

Un salon dans le palais du roi, à Madrid. Don Salluste de Bazan, disgracié par la reine d'Espagne, Doña Maria de Neubourg, médite sa vengeance. Il veut se servir d'un cousin dévoyé, Don César, qui refuse dans un sursaut d'honneur. "Ver de terre amoureux d'une étoile", Ruy Blas, valet de Don Salluste, resté seul avec Don César, lui avoue son amour pour la Reine. Ayant tout entendu, Don Salluste fait enlever Don César, dicte des lettres compromettantes à Ruy Blas et, le couvrant de son manteau, le présente à la cour comme son cousin César. Il lui ordonne de plaire à la Reine et d'être son amant (Acte I. "Don Salluste").

Un salon contigu à la chambre de la Reine. Délaissée par son époux et prisonnière d'une étiquette tyrannique, la Reine s'ennuie. Restée seule pour ses dévotions, elle rêve à l'inconnu qui lui a déposé des fleurs et un billet, laissant un bout de dentelle sur une grille. Entre Ruy Blas, devenu écuyer de la Reine, porteur d'une lettre du roi. Grâce à la dentelle, la Reine reconnaît en lui son mystérieux amoureux, que Don Guritan, vieil aristocrate épris de cette dernière, provoque en duel. Mais la Reine, prévenue, envoie le jaloux en mission chez ses parents à Neubourg, en Allemagne (Acte II. "La Reine d'Espagne").

La salle du gouvernement dans le palais royal. Six mois plus tard, les conseillers commentent l'ascension de Ruy Blas (portant toujours le nom de Don César), devenu Premier ministre, et se disputent les biens de l'Espagne. Ruy Blas les fustige de sa tirade méprisante: "Bon appétit, messieurs!" La Reine qui, cachée, a tout entendu, lui avoue son amour et lui demande de sauver le royaume. Resté seul, Ruy Blas s'émerveille de cette déclaration quand paraît Don Salluste habillé en valet, qui, humiliant son domestique, lui commande de se rendre dans une maison secrète et d'y attendre ses ordres (Acte III. "Ruy Blas").

Une petite chambre dans la mystérieuse demeure. Ruy Blas envoie un page demander à Don Guritan de prévenir la Reine: elle ne doit pas sortir. Dégringolant par la cheminée, Don César, tout en se restaurant, raconte ses picaresques aventures. Un laquais apporte de l'argent pour le faux Don César: le vrai le prend. Une duègne vient ensuite confirmer de la part de la Reine le rendez-vous, organisé en fait par Don Salluste. Don Guritan vient pour tuer Ruy Blas en duel: Don César le tue. Arrive Don Salluste, inquiet. Don César lui apprend la mort de Guritan et la confirmation du rendez-vous. Don Salluste s'en débarrasse en le faisant passer pour le bandit Matalobos auprès des alguazils, qui l'arrêtent (Acte IV. "Don César").

La même chambre, la nuit. Ruy Blas croit avoir sauvé la Reine et veut s'empoisonner. Elle paraît cependant, ainsi que Don Salluste, qui, savourant sa vengeance, prétend la faire abdiquer et fuir avec Ruy Blas, lequel se découvre pour ce qu'il est aux yeux de son amante. Révolté, le domestique tue Don Salluste, avale le poison et meurt dans les bras de la Reine, qui, se jetant sur son corps, lui pardonne et l'appelle de son nom, Ruy Blas (Acte V. "Le Tigre et le Lion").
Critique

Datée du 25 novembre 1838, la
Préface du drame expose la loi du genre: il "tient de la tragédie par la peinture des passions,
et de la comédie par la peinture des caractères". À cette définition générale, Hugo ajoute une caractéristique particulière de
Ruy Blas:
suite d'
Hernani (où la noblesse lutte contre le roi avant l'installation de la monarchie absolue), la pièce met en scène la scission de la noblesse, née de la décadence monarchique. D'un côté, des pillards de l'État uniquement préoccupés de leur intérêt personnel (Don Salluste); de l'autre, des aventuriers bohèmes dégoûtés de la chose publique (Don César). Dans l'ombre remue "quelque chose de grand, de sombre et d'inconnu": le peuple, qui "a l'avenir et qui n'a pas le présent". Dépositaire de l'honneur, de l'autorité et de la charité, il s'incarne en Ruy Blas. Au-dessus, une "pure et lumineuse créature, une femme, une reine". Doublement malheureuse, comme épouse et comme reine, toute de pitié, elle regarde "en bas pendant que Ruy Blas, le peuple, regarde en haut".

Proposant d'autres lectures, le dramaturge suggère une interprétation psychologique (Salluste, l'égoïsme absolu et le souci sans repos, César, le désintéressement et l'insouciance, Ruy Blas, le génie et la passion bridés par la société, la Reine, la vertu minée par l'ennui) aussi bien qu'une piste allégorico-générique: Salluste serait le drame, César la comédie, Ruy Blas la tragédie. Hugo distingue enfin les sujets: philosophique, c'est "le peuple aspirant aux régions élevées"; humain, "c'est un homme qui aime une femme"; dramatique, "c'est un laquais qui aime une reine". La portée idéologique semble primer: alliance du peuple et de la royauté, promotion du peuple comme sujet de l'Histoire. La logique dramatique dément cet apparent optimisme historique.

Autant que la tradition comique et picaresque, le mélodrame imprègne le drame, lui prêtant l'un de ses lieux d'élection (la maison secrète, peuplée de Nègres muets), l'arsenal des situations (complots, déguisements, enlèvements, duels, reconnaissances, évasions, quiproquos, pièges, etc.), l'horlogerie dramatique des rencontres, départs, retours, la répartition entre le sublime pathétique et le grotesque picaresque, qui régit tout l'acte IV. Surtout, il détermine la psychologie des personnages, construits antithétiquement.

En Don Salluste, l'incarnation du mal, s'opposent la dignité et la noirceur de l'âme. Véritable traître de mélodrame, il ourdit une trame complexe. Aristocrate cynique, il manipule avec art les êtres, quitte à changer de tactique quand la réponse espérée déçoit. Maître du langage efficace, metteur en scène du drame, il en distribue les rôles et sait bien en régler les mouvements.

Déchiré entre sa noblesse morale et la bassesse de sa condition, Ruy Blas vit un rêve, qui se brise sur le rappel d'une contrainte: l'identité du laquais et celle de César sont incompatibles. Le masque qu'il doit porter compromet à la fois son discours politique, dû tant à l'amour qu'à une certaine idée de l'Espagne, et sa parole amoureuse. Ni l'un ni l'autre ne peuvent s'exprimer pleinement. Seule la mort lui restitue son nom, vil et noble à la fois.

Don César, de son côté, s'impose comme prince du verbe. Truculent, grand seigneur devenu le brigand Zafari, il reste homme d'honneur, champion d'une parole libre, mais aussi un exclu, deux fois déporté. Poète du grotesque, être du refus et instrument involontaire de mort, il joue à son insu le jeu diabolique de son cousin.

Figure romantique par excellence, la Reine incarne le sublime de l'amour, auquel jeunesse, beauté, caractère, tout la destine. Femme délaissée, amoureuse passionnée, mais aussi tête politique, elle n'a besoin que d'un homme pour accomplir son destin. Pure victime, elle accède à la douleur tragique.

La couleur locale ressortit avant tout à l'Histoire. L'Espagne de Charles II, vers 1695, la cour étouffante, régie par l'étiquette glacée
(sujet traité par Latouche dans sa
Reine d'Espagne en 1831), les brigands, la cupidité des Grands, un royaume à l'encan:
"Dans
Hernani, le soleil de la maison d'Autriche se lève, dans
Ruy Blas, il se couche" (
Préface).

Jouée quarante-neuf fois de novembre 1838 à juillet 1839 en alternance avec des opéras-comiques, la pièce connut, malgré une critique désastreuse,
un grand succès populaire, le dernier du drame romantique à la scène, salué par une parodie de Maxime de Redon,
Ruy Bras, en novembre 1838 et,
plus tard, par un
Don César de Bazan de Dumanoir et Dennery, en 1844, qui inspira un opéra à Massenet en 1872. Frédérick Lemaître, monstre sacré du mélodrame, créa le rôle-titre. Il le reprit quarante-huit fois en 1841 à la Porte-Saint-Martin. Le drame, après une interdiction de Napoléon III en 1867, ne fut redonné qu'en 1872 à l'Odéon - Sarah Bernhardt jouant la Reine - avant d'entrer au répertoire de la Comédie-Française en 1879.
G. GENGEMBRE
Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty. Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française. © Bordas, Paris 1994.