Honoré de Balzac




Le commentaire composé: de la problématique au plan

CHAPITRE PREMIER
César à son apogée

Durant les nuits d'hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré que pendant un instant; les maraîchers (1) y continuent, en allant à la Halle, le mouvement qu'ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d'orgue qui, dans la grande symphonie du tapage parisien, se rencontre vers une heure du matin, la femme de monsieur César Birotteau, marchand parfumeur établi près de la place Vendôme, fut réveillée en sursaut par un épouvantable rêve. La parfumeuse s'était vue double, elle s'était apparue à elle-même en haillons (2), tournant d'une main sèche et ridée le bec-de-cane (3) de sa propre boutique, où elle se trouvait à la fois et sur le seuil de la porte et sur son fauteuil dans le comptoir; elle se demandait l'aumône, elle s'entendait parler à la porte et au comptoir. Elle voulut saisir son mari et posa la main sur une place froide. Sa peur devint alors tellement intense qu'elle ne put remuer son cou qui se pétrifia: les parois de son gosier se collèrent, la voix lui manqua; elle resta clouée sur son séant, les yeux agrandis et fixes, les cheveux douloureusement affectés, les oreilles pleines de sons étranges, le cœur contracté mais palpitant, enfin tout à la fois en sueur et glacée au milieu d'une alcôve (4) dont les deux battants étaient ouverts.

Honoré de Balzac, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, 1837.

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1. Maraîcher: Producteur de légumes.
2. Haillons: loques, vêtements déchirés, en lambeaux.
3. Bec-de-cane: poignée de porte.
4. Alcôve: Renfoncement dans un mur, transformé ici en chambre à coucher.

Vocabulaire:
Point d'orgue: Prolongement de la durée d'une note ou d'un silence à la convenance de l'interprète.

Recherche de la problématique:
  • QUOI? [QUI?]
  • COMMENT?
  • POURQUOI?
QUOI? [QUI?]
Le cauchemar de Mme Birotteau.
COMMENT?
Un texte narratif - une description, en focalisation zéro (narrateur omniscient), structurée ainsi:
a) Cadre, décor (Paris) - Réalité
b) Le cauchemar - Rêve
c) Cadre, décor (La chambre à coucher) - Réalité.

POURQUOI?
Le lecteur découvre le début du roman.
Le lecteur découvre le début du roman.
Balzac veut intéresser le lecteur et lui donner envie de lire la suite du récit en lui donnant à lire un rêve prémonitoire.
Plusieurs indices confirment que ce rêve annonce l'avenir:
a) Le titre du roman: "grandeur et décadence".
b) Le titre du chapitre: "apogée" suggère une chute ultérieure.
c) César Birotteau: Au prénom prestigieux suggère un nom banal, prosaïque.
Deux aspects peuvent donc être étudiés:
Le réalisme
Le fantastique.
Formulation de la problématique:
Nous nous demanderons comment Balzac cherche à intéresser son lecteur, dès le début d'un roman, en insérant un cauchemar particulièrement effrayant dans un décor qui donne une profonde impression de vérité.
L'introduction peut alors être rédigée; elle comprendra, les trois mouvements suivants:
a) L'amorce (Balzac, le XIXe s., le réalisme, la Comédie humaine, l'incipit de César Birotteau.
b) La problématique.
c) L'annonce du plan:
I. Le réalisme.
II. Le fantastique.
Prolongement:
La première lecture du texte permet de dégager les constatations suivantes: Mme Birotteau fait un étrange cauchemar, puisqu'elle se voit, dédoublée, dans deux endroits différents. En effet, dans son rêve, elle se trouve à la fois dans sa boutique, à son comptoir, et dehors, dans la rue, en haillons, demandant l'aumône à la marchande qui n'est autre qu'elle-même. Ce rêve semble avoir un sens prophétique, car il annonce un avenir possible pour l'épouse de César Birotteau. Les vêtements, réduits à des "haillons", installent la femme dans la pauvreté, soulignée également par la "main sèche et ridée", qui évoque non seulement la maigreur, mais aussi une vieillesse prématurée. Le manque cruel d'argent contraint la pauvresse à "demander l'aumône", tout en restant sur le seuil de la boutique, c'est-à-dire dans la rue, ce qui symbolise son exclusion, et achève de brosser un portrait antithétique par rapport à la commerçante, "sur son fauteuil dans le comptoir".

Plan du commentaire

I. Un roman réaliste.

1. Les lieux, le décor:
a) cadre géographique: un quartier de Paris.
La rue Saint-Honoré: centre de Paris, non loin du Louvre. Rue commerçante.
La Halle: L'approvisionnement, le marché immense...
La place Vendôme: Magnifique place des XVIIe et XVIIIe s., façades dessinées par Hardouin-Mansart. Aujourd'hui encore: Boutiques et hôtels de luxe dont le Ritz. Colonne Vendôme: édifiée entre 1806 et 1810 dans le style de la colonne Trajane à Rome. Ses bas-reliefs en bronze célèbrent les exploits militaires de Napoléon Ier. Surmontée d'une statue de l'Empereur.
Un quartier chic, ce qui est normal pour un parfumeur, installé près d'une clientèle aisée. Monde du luxe.
La première phrase, au présent de vérité générale, est un témoignage sur "les nuits d'hiver" à Paris.
b) Le décor intérieur, la chambre à coucher:
L'appartement de ce couple de commerçants répond à des exigences pratiques: a) Il semble situé au-dessus de la boutique;
b) La chambre est aménagée dans une alcôve, ce qui permet de gagner de la place.
c) Les bruits sont mentionnés.
"Durant les nuits d'hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré que pendant un instant; les maraîchers y continuent, en allant à la Halle, le mouvement qu'ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d'orgue qui, dans la grande symphonie du tapage parisien…"
La focalisation zéro, présent de vérité générale: narrateur omniscient, témoignage d'un narrateur qui connaît parfaitement Paris.
On peut imaginer le bruit que faisaient les roues cerclées de fer des calèches et des charrettes sur les pavés de Paris ! point d'orgue, grande symphonie du tapage…
Métaphore filée: la musique. "grande symphonie du tapage": alliance de mots (on dit aussi oxymore).
Ces figures de style établissent un lien entre l'auteur et le lecteur: je décris Paris, je dis la vérité, mais de manière à vous plaire. L'art est au service du réalisme.

2. La dimension sociale
Les bruits qui se succèdent sont reliés à une réalité sociale (attention à l'ordre chronologique !):
a) "le mouvement qu'ont fait les voitures qui reviennent du spectacle ou du bal".
b) "les maraîchers y continuent, en allant à la Halle"
Réalité sociale:
Deux mondes, le spectacle, le bal / la Halle
Maraîchers: travailleurs, approvisionnement, nourriture, commerce… des gens qui se lèvent très tôt.
Les aristocrates, les bourgeois, les oisifs, qui s'amusent - distractions, le bal: véritable rite dans l'aristocratie du XIXe s.
César Birotteau: "marchand parfumeur établi près de la place Vendôme", une carte de visite, une raison sociale sur des factures…
Subordination de la femme (la femme de.., et non Madame Birotteau).
La crainte de la pauvreté, de la faillite - vraisemblable pour des commerçants, l'horreur absolue…

3. Réalisme physique et psychologique:
"Sa peur devint alors tellement intense qu'elle ne put remuer son cou qui se pétrifia: les parois de son gosier se collèrent, la voix lui manqua; elle resta clouée sur son séant, les yeux agrandis et fixes, les cheveux douloureusement affectés, les oreilles pleines de sons étranges, le cœur contracté mais palpitant, enfin tout à la fois en sueur et glacée au milieu d'une alcôve dont les deux battants étaient ouverts".
Les détails physiques sont rapportés avec la précision d'un clinicien qui décrit des symptômes.
L'angoisse provoque des effets physiques (psychosomatiques).
Les effets physiques: entre la vie et la mort (signe de l'antithèse: en sueur / glacée)...

II. La dimension fantastique: un étrange cauchemar

1. Un rêve prémonitoire?
Ce que montre le rêve:
Antithèse entre deux mondes, extérieur et intérieur, pauvreté et richesse…
Repérer et commenter des symboles, par exemple:
"sur le seuil de la porte" situe la malheureuse dans la rue, sans abri…
"sur son fauteuil dans le comptoir" suggère la situation présente, "bien assise", la tranquillité d'une propriétaire (avec l'adjectif possessif "son"), installée "dans le comptoir" pour encaisser le produit des ventes. Symbole de la main sèche et ridée: misère, vieillesse...
Sens: Présent / Avenir.

2. La réalité prolonge le cauchemar:
"Elle voulut saisir son mari et posa la main sur une place froide". "au milieu d'une alcôve dont les deux battants étaient ouverts".
Disparition inexpliquée du mari… Mais cette disparition pourrait entraîner la misère ! Le ré^ve prémonitoire commence-t-il déjà à se réaliser?
"Les oreilles pleines de sons étranges": Est-ce un effet du rêve, ou ces bruits sont-ils réels?

3. Le moment du rêve:
Le "point d'orgue" suggère un moment de silence… et c'est précisément à ce moment-là que Madame Birotteau fait un cauchemar et se réveille, ce qui est paradoxal.
Un étrange destin semble à l'œuvre (c'est l'auteur !) puisque le moment du rêve correspond à une coupure, au milieu de la nuit, alors qu'il suggère justement un changement radical dans la vie du personnage.
Mme Birotteau présentée comme une victime, par la voix passive: fut réveillée en sursaut par un épouvantable rêve.
La place anormale de l'adjectif "épouvantable" attire l'attention sur une allitération en V ("réVeillée", "épouVantable rêVe", et la forme de la lettre V suggère précisément une coupure.

Conclusion:
Il s'agit de l'incipit d'un roman réaliste, qui présente des personnages dans un cadre connu, dans une classe sociale, qui introduit le thème de la misère, annonce élégante de l'intrigue... Mais un véritable écrivain ne s'enferme pas dans les principes d'une école; Balzac exploite les ressources du fantastique, comme le fera plus tard un Zola, qui fera de la mine de Germinal un monstre mythologique.



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