Marcel Aymé, Le Passe-muraille, 1943




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Objet d'étude:
Le personnage de roman du XVIIe s. à nos jours.


Problématique: Comment définir le "réalisme fantastique" de Marcel Aymé?


Résumé des nouvelles
Le Passe-muraille. Dutilleul se découvre la faculté de passer au travers des murs. Négligeant de prendre le médicament prescrit par son médecin, il use de son pouvoir et rend fou un sous-chef de bureau abusif. Mué en gentleman-cambrioleur sous le nom de Garou-Garou, il s’affiche sans vergogne. On l’arrête, mais aucune prison ne peut évidemment le retenir. Un jour, par inadvertance, il absorbe un cachet de son médicament, et, après un rendez-vous galant, se trouve pris dans le mur.

Les Sabines. Possédant le don d’ubiquité, Sabine se dédouble en épouse de l’employé Lemurier et en amante du jeune peintre Théorème. Pour financer ses dépenses, elle devient aussi lady Burburry en épousant un riche Anglais. Théorème se livre à la débauche, et, abandonné par sa maîtresse, se rachète en devenant un grand artiste. Cependant les clones de Sabine se multiplient, et séduisent la planète. Le dégoût les prend quand l’un d’entre eux subit les assauts d’un homme monstrueux. Sabine revient à Théorème. Le "gorille" les tue tous les deux, et au même instant, de par le monde, meurent "les Sabines" alors au nombre de soixante-sept mille.

La Carte. Le gouvernement a décidé de réduire le droit de vie des improductifs, parmi lesquels les artistes et les écrivains, à un nombre limité de jours par mois. Les riches achètent aux pauvres des tickets de vie, qui font l’objet d’un intense marché noir, si bien que pour certains, la durée d’un mois excède trente et un jours. Pendant ce hors-temps, le narrateur tombe amoureux d’Élisa, mais elle l’ignore.

Le Décret. En pleine guerre, les autorités décident d’avancer le calendrier de dix-sept ans. Projeté de 1942 à 1959, le narrateur se souvient de ces années que pourtant il n’a pas vécues, et qui forment son avenir. Mais il retrouve bientôt son univers familier, comme si ce "décret" n’avait été qu’un rêve. Lui reste simplement de cette expérience "de temps à autre et de plus en plus rarement [...], le sentiment de déjà vu".

Le Proverbe. Proposé pour les Palmes académiques, M. Jacotin est un père autoritaire et maladroit. Il gronde son fils mais finit par lui faire ses devoirs, en l’occurrence le commentaire du proverbe "Rien ne sert de courir, il faut partir à point". L’enfant, par pitié pour son père, cache à celui-ci la note déplorable qu’il a obtenue.

Légende poldève. La pieuse Marichella Borboïé élève à grand-peine son neveu Bobislas, un vaurien notoire. La guerre survient. Bobislas est mobilisé. Après sa mort, le paradis s’ouvre à lui, à ses camarades et à... ses ennemis, tous combattants d’une "cause sacrée". Il fait entrer Marichella au Royaume de Dieu par fraude, comme "catin du régiment".

Le Percepteur d’épouses. La femme du percepteur, M. Gauthier-Lenoir, dépense les économies du ménage et s’enfuit avec son amant. Criblé de dettes, le percepteur s’annonce à lui-même la saisie de sa femme. Il étend la mesure aux épouses du voisinage, que leurs maris impécunieux viennent "verser au guichet", et le ministre des Contributions trouve l’idée intéressante. Les Bottes de sept lieues. Les enfants de Montmartre rêvent des bottes de sept lieues qui trônent dans la vitrine d’un brocanteur. Les parents riches promettent d’acheter les bottes mais leur cherté les en dissuade; le vieux marchand, original et lunatique, baisse son prix pour la pauvre Germaine Buche, qui peut ainsi les acquérir.

L’Huissier. L’huissier Malicorne revient sur terre accomplir une bonne action pour gagner le paradis. Il distribue sa fortune, mais il n’est sauvé que pour avoir protégé une pauvre femme contre un propriétaire intransigeant.

En attendant. Pendant la guerre de "1939-1972", des clients sympathisent en faisant la queue. Tous se plaignent des privations et constatent amèrement les changements intervenus dans leurs conditions de vie.


Critique


À mi-chemin entre le conte fantastique et le conte philosophique, ces nouvelles s’enracinent aussi dans une réalité terriblement concrète: l’occupation allemande. C’est pour faire face à la pénurie que les autorités décident de créer des "cartes de temps" réduisant la durée de vie des improductifs ("La Carte"), c’est pour se retrouver d’un coup dans l’après-guerre qu’elles avancent le calendrier de dix-sept ans ("le Décret"). Mais ce sont également les espoirs d’évasion nourris par une population opprimée que l’on devine dans l’histoire jubilatoire du "Passe-muraille", dans la multiplication planétaire des "Sabines", dans les aventures célestes de l’huissier ou de Marichella Borboïé.
Ces espérances tranchent sur la tristesse naturaliste des conversations de rue, où chacun détaille ses malheurs (malnutrition, STO...) en de longues déplorations qui contrastent avec le laconisme poignant d’un des interlocuteurs: "Moi, dit un Juif, je suis juif" ("En attendant").
Dépossédé de son temps, que les gouvernants manipulent à leur gré, et confiné dans un espace d’où seuls des "dons singuliers" (mais finalement maléfiques) permettent de s’échapper, l’homme — à commencer sans doute par le lecteur de 1943 — se trouve projeté dans un autre univers qu’on dirait volontiers kafkaïen, n’était l’humour constant de l’écrivain.
En effet, ces épreuves frappent un monde dont Marcel Aymé se plaît à moquer les routines, les bassesses, l’âpreté au gain, fût-ce chez les artistes eux-mêmes: "Je souffre comme un damné. J’espère tirer de ma souffrance un livre qui se vendra bien" ("La Carte"). Dutilleul, le "Passe-muraille", et l’ubiquiste Sabine, que leurs dons prodigieux eussent pu transformer en héros positifs, ne s’en servent que pour terroriser un supérieur hiérarchique, cambrioler une banque ou assouvir une "frénésie de luxure". Mais les petits-bourgeois ne sont pas faits pour de tels destins, et leurs exploits se terminent tragiquement: n’est pas Arsène Lupin ou l’héroïne de La Madone des sleepings qui veut... C’est dire qu'à la fin les choses rentrent dans l’ordre: la "carte de temps" est supprimée, Sabine et Dutilleul empêchés de nuire, la vertueuse Marichella entre au paradis. Mais ce retour à la norme suit des cheminements inattendus, cocasses, voire paradoxaux: c’est grâce au voyou Bobislas que sa vieille tante est admise au Royaume de Dieu; le percepteur dont la femme a été enlevée banalise sa situation (et même se fait bien voir de ses chefs) en "saisissant" à son tour les épouses de la ville; un pieux mensonge du fils dissimulant la mauvaise note obtenue par la copie paternelle restaure la confiance et la sérénité familiales.
La vie est une tragédie, mais jouée par des fantoches. Le pessimisme amusé de Marcel Aymé rejoint celui de certaines pages de Candide, autre récit de guerre, dont "Légende poldève" semble pasticher l’incipit: "Il y avait dans la ville de Cstwertskst, une vieille demoiselle nommée Marichella Borboïé." Même goût que chez Voltaire pour la phrase constative, l’ellipse, l’euphémisme; même défiance à l’égard du pathétique et de la description réaliste: les vraies misères du temps se disent en peu de mots, et le fantastique ne devient vraisemblable qu’en s’énonçant avec la simplicité du quotidien.

Le rapprochement avec Voltaire se justifie également par les cibles que les deux écrivains se proposent: l’arbitraire des politiques, l’hypocrisie du clergé, l’arrogance tranquille des puissants, les guerres que l’on dit sacrées. Il arrive pourtant qu’un marchand, qu’un huissier soient capables d’une bouffée de tendresse, d’un élan d’amour vrai pour les faibles et les victimes. "Dieu fit ouvrir les portes du ciel à deux battants, comme cela se fait pour les déshérités, les clochards, les claquedents. Et l’huissier, porté par un air de musique, entra au paradis avec un rond de lumière sur la tête" ("L’Huissier"). Apothéose un peu trop sulpicienne pour être honnête: faut-il croire Aymé lorsqu’il écrit comme Francis Jammes?
J. FASSOLLES, in Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty. Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française, © Bordas, Paris 1994.


1. Marcel Aymé, "L'Huissier", in Le Passe-muraille, 1943.
Texte.
Cours.

2. Marcel Aymé, "Le Passe-muraille".
Texte.
Cours.